
Yannick l’Horty, économiste spécialiste des questions de l’emploi et de l’insertion professionnelle, dresse un tableau de la crise à venir. Il analyse également les nouveaux défis qui se posent aux territoires sur l’accès à l’emploi et l’insertion professionnelle.
Au cœur d’une récession de grande ampleur, quelles conséquences sur l’emploi dans les territoires ?
Le bilan de la crise sanitaire est catastrophique. En effet, à la mi-juin 2020, on compte plus de 30 000 décès en France et 430 000 dans le monde. De plus, celui de la crise économique qu’elle a provoquée s’annonce lui aussi dramatique. De mémoire d’économiste, cette crise est d’une ampleur totalement inédite.
Un recul historique du PIB
Dès l’entrée en confinement, le 17 mars 2020, l’INSEE chiffre la perte à environ un tiers de l’activité, soit 15 milliards d’euros par semaine. Le confinement aura duré huit semaines, jusqu’au 11 mai. Le déconfinement a été ensuite progressif, avec une première phase de trois semaines, jusqu’au 2 juin. Puis une deuxième phase jusqu’au début juillet. D’ailleurs, l’impact total de cette séquence est estimé au début du mois de juin par le Ministère de l’économie et la Banque de France à plus de dix points de PIB, soit plus de 200 milliards d’Euros volatilisés. Il s’agit là de la récession la plus grave que notre économie ait subi. Il est en d’ailleurs de même avec toutes les économies du monde entier. Lors de la « grande récession » de 2009, le recul du PIB n’avait pas dépassé 3 %. Nous sommes donc en face d’un choc plus de trois fois plus important que celui de la grande récession. Néanmoins, les qualificatifs manquent pour en préciser l’ampleur. L’impact sur l’emploi est en effet encore difficile à estimer. Il sera vraisemblablement de très grande ampleur.
Vers plus d’un million d’emplois perdus ?
Lors de la « grande récession » de 2009, l’emploi avait reculé d’un peu plus de 3 %, soit une baisse de 500 000 emplois. Il est facile d’extrapoler l’impact d’un choc au moins trois fois plus important. Bercy évoque une perte de 800 000 emplois (sur 17 millions d’emploi salariés). Cependant l’impact sera vraisemblablement bien supérieur. En effet, il devrait largement dépasser le million d’emplois perdus. D’ailleurs, dès le premier trimestre 2020, l’intérim a chuté de 40 % avec 380 000 intérimaires en moins. De plus, selon l’INSEE, on dénombrait déjà 2 % d’emploi salarié en moins au premier trimestre. Cela signifie alors plus de 400 000 emplois perdus, pour les deux premières semaines de confinement.
Une précarisation de la qualité des emplois
Cet effet très négatif sur le volume d’emploi se double d’une dégradation dans la qualité des emplois. Il s’agit ici :
- de la chute des heures supplémentaires,
- d’une hausse du temps partiel,
- des possibilités de baisses de rémunération avec les accords de performances collectives issus des ordonnances.
Une détérioration des conditions de travail
De multiples indicateurs signalent une forte dégradation des conditions de travail. Il s’agit en effet du burn-out. Ce dernier est lié à deux importants facteurs :
- une diffusion sans précédent du télétravail,
- l’impossible conciliation entre la vie familiale et les contraintes professionnelles, pour les ménages avec enfants scolarisés, charge psychologique…
Un taux de chômage déjà en forte progression
L’impact initial sur le taux de chômage a été inattendu. En effet, sur le premier trimestre 2020, le confinement a diminué le taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT). Les demandeurs d’emploi confinés ne cherchent plus activement un emploi. De plus, ils ne sont pas disponibles pour occuper un emploi. Ce ne sont donc pas des chômeurs au sens du BIT. En revanche, le nombre de demandeurs d’emploi de catégorie A (sans activité réduite) inscrits à Pôle Emploi a effectivement connu une très forte progression. En effet, une hausse de 350 000 en mars, puis 850 000 en avril est avérée. De plus, après la crise de 2009, le nombre de demandeurs de catégorie A avait augmenté de près de 2 millions. Il en avait été d’ailleurs de même pour les demandeurs en activité réduite. En 2020, le rythme de hausse est nettement plus élevé pour la catégorie A. En effet, l’activité réduite connaît un brusque recul.
Un choc massif qui creuse les inégalités dans les territoires
Inégalité entre professions et secteurs d’activité
L’impact est beaucoup plus marqué pour les métiers exposés au risque sanitaire et inéligibles au télétravail[1] : professions de santé, de l’éducation, de la propreté, de l’alimentaire, de la distribution et professions régaliennes (police justice, armée).
De plus, les secteurs les plus touchés sont : le tourisme, les hôtels-cafés restaurants, le secteur des arts et spectacle, le transport, le secteur du sport, et plus généralement la construction, l’industrie, le commerce, tous les secteurs exportateurs, dont l’industrie du luxe ou l’aéronautique…). Néanmoins, d’autres secteurs ont été beaucoup moins affectés, comme : la banque, voire même favorisés, comme le divertissement à domicile (Stay at home).
Inégalité entre territoires
Les dernières zones rouges de l’Île de France et du Grand-Est ont été plus affectées. C’est le cas également de la Guyane et Mayotte, mais aussi les territoires touristiques, frontaliers. Ce sont ceux qui concentrent une industrie très affectée par la crise (Roissy, Toulouse, Clermont-Ferrand,…). De plus, elle porte aussi sur les publics les plus concernés par le recul de l’emploi. En ligne de front, il s’agit alors des jeunes primo-entrants sur le marché du travail qui sont les premières victimes de la mise à l’arrêt des recrutements.
Inégalité entre statuts
Le caractère hétérogène du choc réside aussi dans les statuts des personnes les plus affectées, qui sont les moins protégés. Il s’agit en effet des indépendants, auto-entrepreneurs, intérimaires, contrats instables… De plus, ce sont assez souvent, des groupes sociaux et des territoires initialement les plus vulnérables qui ont été les plus affectés. Le choc a donc fortement augmenté les inégalités.
La place des politiques publiques face à la crise
Une multiplication des aides publiques pendant la crise sanitaire
Du côté des politiques publiques, les réactions au choc ont elles aussi été inédites par leur ampleur. En effet, dès le 25 mars, toute une panoplie d’aides directes aux entreprises était mise en place. Il s’agit en effet des garanties d’Etat jusqu’aux aides mensuelles de 1500 € du Fonds de solidarité (TPE), en passant par les reports d’échéances de cotisations sociales, les remise d’impôts directs, et les rééchelonnements de crédit. Dans le même temps, le régime d’activité partielle était largement déployé, jusqu’à couvrir 13,1 millions de salariés au 1er juin, et une entreprise sur deux. Le 27 mars, la 2ème phase réforme de l’assurance chômage était reportée.
Fin mai, le plan de relance européen était annoncé, pour un montant de 750 milliards d’euros de dette commune, dont les deux-tiers distribués sous forme de subventions non remboursables. Le 4 juin, le plan de soutien à l’apprentissage était présenté, avec des aides à l’embauche de 8000 € pour les apprentis jusqu’à la licence professionnelle. Le 10 juin des plans sectoriels d’aide au tourisme (18 mds), à l’aéronautique (15 mds), et à l’automobile (8 mds) complétaient l’ensemble. D’autres mesures sectorielles ou générales sont à l’étude, en concertation avec les partenaires sociaux, et en particulier le « Ségur de la santé ».
> Des inquiétudes qui persistent
En phase 2 de sortie de déconfinement, les incertitudes se réduisent, mais elles sont encore multiples. Elles portent sur :
- le risque de rebond épidémique qui impliquerait un reconfinement (sans doute partiel et localisé, à l’image de la situation à Pékin)
- l’ampleur de la crise économique et sur les scénarios de sortie de crise (en V, en U ou en L) ;
- les réponses des politiques publiques, qui peuvent être insuffisamment proportionnées ou au contraire disproportionnées
- les conditions de financement des plans de relance, sans hausse d’impôt, donc sur emprunt, qui vont entraîner une forte hausse de la dette publique, dont le remboursement est reporté sur les générations futures
> Des points positifs sont à relever pour les territoires
La crise actuelle est aussi porteuse de messages positifs :
- Les perspectives de revalorisation (à la fois au sens propre et figuré) sont réelles pour les professions de santé
- La crise a été le lieu de nouveaux apprentissages collectifs, porteurs de changements durables dans les modes de vie et les conditions de travail, avec l’émergence d’un nouveau néo-ruralisme et le développement du télétravail
- Elle offre aussi de nouvelles opportunités dans des domaines variés, qu’il s’agisse de répondre à des nouveaux besoins ou d’accompagner les changements qui s’accélèrent
- Elle a également permis enfin un élargissement considérable des marges de manœuvre de l’action publique, dans tous les domaines d’intervention.
Dans ce contexte, trois points de vigilance sont à prendre en compte par les territoires :
1. Un fort besoin d’accompagnement des publics éloignés de l’emploi, plus fragilisés et plus nombreux
Ce contexte de crise va compliquer les parcours d’insertion. La contraction de l’emploi va provoquer des effets en cascade sur le marché du travail. Les demandeurs les plus proches de l’emploi (les mieux formés, les plus expérimentés), seront confrontés à de plus grande difficulté dans leur recherche, vont cibler des offres un peu moins adaptées à leur potentiel.
Si toutes les catégories de demandeurs vont être affectées, une crainte est que les publics les plus éloignés de l’emploi subissent le plus grand surcroît de difficultés. Ce sont d’abord les primo-actifs les moins formés, à la fois éloignés de l’école et de l’emploi (NEETs). Ils risquent de subir en même temps une nouvelle montée du décrochage scolaire et du chômage. Ce sont aussi, à l’autre extrême de la pyramide des âges, les demandeurs d’emploi de longue et très longue durée, les chômeurs âgés et peu qualifiés, les B-RSA anciens. Ces derniers vont voir se tarir leur maigre perspective d’emplois (et de travail informel). Ce sont enfin les personnes qui cumulent plusieurs sources de difficultés sociales, mères isolées avec des problématiques de garde d’enfants, d’impayés d’énergie ou de logement, d’endettement et d’accès à l’emploi.
Ces nouveaux besoins risquent de s’exprimer avec le plus d’acuité dans les territoires initialement les plus en difficultés, selon une logique cumulative. Pour ces publics vulnérables, plus nombreux et confrontés à des difficultés plus intenses, le besoin d’accompagnement n’aura jamais été aussi important.
2. Le rôle crucial de la formation
Parce que le choc est hétérogène, il requiert de la part des personnes une capacité d’adaptation inédite, dont la formation est la solution. L’entrée en formation devient une réponse optimale. Il s’agit d’investir en capital humain pour préparer la sortie de crise tout en se protégeant du choc dès aujourd’hui. Il devrait en résulter un supplément de demandes d’entrées en formation.
Mais le système de formation, à la fois initiale et continue, est mis en grande difficulté par la crise. Les modalités pratiques des formations perdent en qualité avec la montée du distanciel, même si de nouvelles opportunités s’offrent aux acteurs les plus innovateurs. La réforme structurelle de la formation professionnelle (autour du Plan d’Investissement dans les Compétences) densifie la concurrence entre les acteurs. En effet, la loi du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » simplifie la structure juridique des établissements dispensant des formations. Les Centres de Formation des Apprentis (CFA) deviennent des établissements comme les autres.
Par conséquent, la concurrence est beaucoup plus ouverte entre les acteurs. Or, cette mise en concurrence se concrétise au plus mauvais moment puisque le besoin est sans nul doute celui d’une plus grande coopération. La crise rebat les cartes des professions et des secteurs en tension. Elle provoque une montée des incertitudes sur les domaines qui offriront demain le plus de débouchés professionnels. Cela va compliquer l’activité des acteurs de l’orientation. Il y a la fois un immense défi à relever et une grande responsabilité pour les acteurs en charge du pilotage des formations.
3. Les entreprises appelées à saisir les nouvelles opportunités de création d’emplois dans les territoires
Les entreprises ont été les premières à ressentir la crise économique. Dans beaucoup de secteurs, elles ont dû faire face à des conditions d’activité insoutenables. Confrontées à de violents mouvements de demande, le plus souvent à la baisse mais parfois aussi à la hausse, leur capacité d’ajustement, leur résilience, ont été mis à rude épreuve. Elles ont connu des difficultés d’approvisionnement et de trésorerie sans précédent. Le confinement a destructuré les chaînes de valeur, des sous-traitants aux donneurs d’ordre, des fournisseurs aux clients. La mise au chômage partiel et le télétravail ont percuté les collectifs de travail.
La première aspiration des entreprises est sans doute celle d’un retour à la normale. Elles ne souhaitent pas bénéficier durablement des aides publiques, tout en étant parfois stigmatisées par la thématique de l’effet d’aubaine. D’un autre côté, les entreprises les plus fragiles sont aujourd’hui menacées de défaillance et ont besoin d’être soutenues. Pour celles qui se portent mieux, la question de la responsabilité sociale est posée en des termes renouvelés par le contexte de crise. Si les risques sont nombreux, de nouvelles opportunités existent également qui sollicitent l’esprit d’entreprise et un appui en ressources humaines.
Face à ces nouveaux enjeux : jouer collectif et s’adapter dans l’urgence …
Dans le domaine de l’insertion, les nouveaux enjeux liés à la crise s’organisent autour de ce triptyque : des nouveaux publics, des nouveaux besoins de formation et d’orientation et de la nécessaire participation des entreprises. Dans tous ces domaines, les enjeux portent à la fois sur l’observation des changements en un temps accéléré, sur la participation accrue des publics, des acteurs et des entreprises et sur la nécessaire coopération de tous et à tous les niveaux. Il s’agit aujourd’hui, plus que jamais, de jouer collectif et particulièrement dans les territoires.
Visionnez l’intervention de Yannick L’HORTY, sur notre page Youtube
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[1] cf. France Stratégie, Note d’analyse n°88, « Les métiers au temps du corona ».
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