Introduction
La contribution que j’ai choisie de laisser à votre réflexion, est une invitation à lever le nez du guidon opérationnel ou programmatique, à sortir la tête du cloud des chiffres, aussi bien statistiques que financiers. Dans les temps incertains qui sont les nôtres, aménager pour demain, ce n’est plus apporter des réponses techniques à un avenir prévisible, c’est d’abord se poser les bonnes questions pour avancer dans un avenir flou.
« Nous changeons de paradigme » entendons-nous souvent, mais sans que personne ne précise ce qu’est un paradigme, de quel paradigme nous sortons et vers quel paradigme nous allons. « Nous sommes en panne de récit » est un propos voisin. Tout cela traduit un égarement : où en sommes-nous ? Nous avons besoin de nous re-raconter notre histoire pour donner du sens – signification, direction, orientation – à la situation présente, afin de pouvoir ensuite nous projeter.
Notre formation scolaire et universitaire mobilise quasi-exclusivement notre raison. Ce logos des Grecs anciens, capacité logique du cerveau, fonctionne par la pensée et de façon analytique : il décompose les systèmes pour les observer en pièces détachées et en comprendre les liens de causalité mécaniques. Notre réalité est ainsi décomposée. C’est opérationnel certes ! Mais aujourd’hui nous ne percevons plus le système global d’où proviennent tous ces morceaux épars. Je vous proposerai donc ici de mobiliser une autre capacité cérébrale, peu utilisée pour réfléchir : le mythos des Grecs anciens. Cette capacité du cerveau appréhende les systèmes dans leur structure globale, faisant fi des détails. Elle fonctionne par idée, par pensée analogique, par symbole et archétype. C’est en combinant le logos avec le mythos que se développe notre capacité de remise en récit.
Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, d’interpréter la réalité. Dans notre histoire, on a eu plusieurs façons d’être au monde, plusieurs grands paradigmes.
Le monde perçu comme un terrain de chasse
Première façon d’être au monde : les chasseurs-cueilleurs-pêcheurs. On vit en famille. L'espace est un cheminement linéaire parce que les humains sont nomades. La perception du temps est occasionnelle : soit c’est « maintenant » qu’il faut tirer sa flèche ou s’enfuir, soit c’est « pas maintenant » et alors le temps est sans importance. En conséquence, la conscience de soi est d’abord au niveau du ressenti, dans le ventre. D’un point de vue de la sexualité - parce que tout a un rapport - dans le paléolithique européen, on observe une fascination pour le ventre et le sexe des femmes, qui semblent être l’origine de la vie ; c'est l'âge de la mère.
L'environnement de vie lié à cette façon de vivre, c’est la nature sauvage. L’homme vit en fusion, ou sous la domination, de la nature.
Le monde perçu comme un potager
La deuxième façon d’être au monde naît de la révolution agricole. La sédentarisation transforme la perception de l'espace et du temps. L'espace devient une aire, un territoire. Le temps tourne comme une roue au rythme circulaire du soleil. Le futur est alors l’éternel retour du passé. Les humains vivent en famille et en village. C’est le temps des religions, c'est « l'Homme qui croit en Dieu » selon Emmanuel Todd. Dans le corps, l’humain agit d’abord selon ce qu’il croit, au niveau de la poitrine. Du point de vue de la sexualité, c'est la fascination pour la semence, c'est l’âge du père.
L’environnement de vie généré par la vie paysanne, c’est une nature domestiquée par l’humain. Dans le langage commun, on nomme cela la campagne. La ville existe mais elle reste extrêmement modeste. Les campagnes sont très diverses en fonction des écosystèmes, des matériaux naturels à disposition et des systèmes familiaux. Elles sont le centre démographique, économique, culturel et le fondement du pouvoir politique. La survie des sociétés paysannes est liée à leur capacité subtile à maintenir la fertilité écosystémique des sols.
Le monde perçu comme une usine
La troisième façon d’être au monde naît de la révolution industrielle. C’est notre monde, le paradigme dans lequel nous sommes nés.
Économiquement, la vie moderne, c'est la vie motorisée. La motorisation produit une amplification de notre puissance énergétique qui transforme notre relation à la nature : nous dominons la nature. La motorisation induit également une mobilité et une accélération qui transforment la perception de l’espace et du temps. L’espace est vu comme un réseau de circulation, l’être humain moderne est mobile. Le temps devient linéaire ; une ligne de fuite en avant. Nous sommes dans le progrès technique et la nouveauté, faisant table rase du passé, puisque le passé ne semble rien pouvoir nous apporter.
Sociologiquement, c’est la bourgeoisie capitaliste qui diffuse sa vision du monde et son mode de vie consumériste. Le monde devient un lieu de business, une usine à produire, à consommer et se distraire. Le capitalisme veut toujours gagner, c'est-à-dire recevoir plus qu'il ne donne. Cette pensée mercantile rompt avec les lois de la nature, où tout est équilibre relationnel. Elle introduit un déséquilibre relationnel délétère. C’est aujourd’hui le déséquilibre qui nous affecte le plus gravement dans notre relation à la nature et aux autres.
Philosophiquement, la vie moderne se réfère à l'esprit des Lumières. D'un point de vue du corps humain, on passe au niveau de la tête : « je pense donc je suis » de Descartes. L’humain agit d’abord selon ce que dicte sa raison analytique. L’humain est placé au centre de toutes choses. C'est selon E. Todd « l'homme qui croit en l'Homme ». La modernité est matérialiste du point de vue économique (production de biens), mais aussi philosophique (seuls les corps, les objets existent, tout le reste est sensiblerie ou superstition) et encore spirituel (l’Esprit n’existe pas).
Du point de vue de la sexualité, la modernité marque la séparation progressive entre reproduction et sexualité. C'est aussi le temps de l’émergence des enfants dans l’histoire. Mais aussi, comme l’a montré Michel Foucault, les individus noyés dans les nations, se comportent comme des enfants disciplinés face à un patriarcat intellectualisé (instituteur, médecin, patron, chef des armées, etc). L’individu se conforme à la masse, sous la protection ou l’autorité de l’Etat-nation providentiel.
L’être humain est vu comme une machine biologique autonome, indépendante de son environnement naturel et sur lequel il a tout pouvoir. Les humains dominent totalement la nature qu’ils ont soumise. La survie de la société moderne est liée au minéral, à l’extraction de minerais en tout genre. C’est une société matérialiste extractive, qui n’a aucun souci des écosystèmes vivants.
On simplifie, on standardise, on mondialise, on banalise les processus de production dans l’industrie, l’agriculture, l’immobilier, etc. Le monde moderne produit un nouvel environnement de vie : les environnements de vie artificiels construits par les humains. Cet environnement de vie se nomme dans le langage commun, la ville. Les villes sont le centre démographique, économique, culturel et le fondement du pouvoir politique. Les campagnes deviennent des marges, qui tentent de survivre et de s’adapter bon an, mal an.
L’urbanisme se veut fonctionnel : propre, pratique et pas cher. Le territoire-usine est zoné. Les zones industrielles, les zones commerciales, les zones résidentielles sont reliées par la mobilité motorisée (camions, tracteurs, cars et voitures) qui monopolise l’espace public. La ville moderne motorisée se déploie en périphérie des noyaux urbains préindustriels. Tout se ressemble, partout. La maison individuelle entourée de son jardin clos, matérialise le désir d’émancipation des individus hors des communautés familiales et villageoises du passé.
L’actuelle dématérialisation de la société matérialiste
Il y a 30 ans, lorsque la révolution numérique est née, on s'est dit : « c'est une révolution technique comme les autres. Notre société moderne va continuer : toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus vite, grâce au numérique ! ». Ce que nous n’avons pas perçu, c'est que cette révolution numérique transforme notre relation à l'espace-temps. La révolution numérique a pour effet majeur la dématérialisation. Or la modernité profondément matérialiste ne peut survivre à la dématérialisation générée par la révolution numérique. Nous sommes donc aujourd’hui en train de sortir de la modernité.
Le chemin est confus. Tâchons de le décrire. Nous observons une bipolarisation de la vision du « monde d’après ». L’idée n’est pas ici de créer une dualité pour opposer, mais pour ouvrir comme en éventail, un champ de réflexion entre ces deux polarités. La dématérialisation de notre représentation moderne du monde mène soit vers la virtualisation dans le futur hyper-moderne, soit vers la conscientisation dans le futur alter-moderne.
Le monde perçu comme un ordinateur
Il y a un premier « monde d’après », que j’appelle l’hyper-modernité. Il est le projet des pouvoirs capitalistes nés de la modernité, qui entendent maintenir leur domination. De ce point de vue, ce projet est réactionnaire. L’hyper-modernité est la poursuite de l’exaltation technologique comme solution aux maux que cette même ingénierie technologique à générer. “Le monde est comme une usine” de l’ère de la modernité évolue en “le monde est comme un ordinateur”. Ici, l’humain est perçu comme un composant bio-tech qui est connecté via internet aux objets. Cet homme-objet ouvre la voie du transhumanisme.
Qu'est-ce que ça donne en termes d'espace-temps ? Le temps devient l'instantanéité, l’urgence permanente. L'espace, c’est la mobilité frénétique du corps et du cerveau. Or Harmut Rosa nous alarme sur le fait que l’urgence permanente et la frénésie empêchent toute pensée profonde : la société hyper-moderne, très agitée de corps et d’esprit, est une société amnésique, à encéphalogramme plat, une société de zombies sans capacité de recul et donc de véritable création. Elle tente de faire coïncider la réalité avec ses tableaux Excell. Elle ne génère que de la bureaucratie, illusion de contrôle sur une situation hors de contrôle. Cet auteur affirme que la société hyper-moderne ira jusqu’à son effondrement sans réagir.
D'un point de vue de la sexualité se pose la question du genre (puisqu’on a distingué sexualité et reproduction). La réponse de l’être hyper-moderne à cette question est le refus des genres et la réponse technique pour adapter le corps à la pensée. L’humain hyper-moderne se veut sans âge et sans sexe, un être lisse tels les mannequins de vitrine. L’hyper-modernité est nihiliste selon Emmanuel Todd, « l’homme ne croit plus en rien ». Au mieux, rêve-t-il de l’immortalité de son corps physique, dans l’horizontalité de l’espace-temps terrestre, grâce à la science.
Le récit hyper-moderne esquisse un nouvel environnement de vie qui n'a jamais existé dans l'histoire de l'humanité : les métavers, ces mondes numériques virtuels, artificiellement créés et contrôlés par des humains, mais non matériels.
La nature, comme matrice originelle de la vie humaine, n’est plus nécessaire. Certains discours enjoignent à accélérer la séparation de l’être humain et de la nature. Suggérant que les êtres humains seraient intrinsèquement dangereux pour la nature, il faudrait les circonscrire dans d’immenses smart-cities et abandonner le reste de la planète à la nature sauvage. The line, le projet urbain futuriste de l’Arabie Saoudite, illustre parfaitement cette rupture.
L’hyper-modernité remet en cause l’idée que c’est à l’agriculture de nourrir la population. Elle s’attaque ainsi à l’élevage sous des prétextes fallacieusement moraux — il serait mal de manger de la viande aussi bien pour la vie animale, que pour le climat. Elle propose sa solution : la culture en laboratoire de cellules souches pour produire de la viande, du poisson, des œufs et la production des farines protéinées d’insectes. Les fonds capitalistes et les milliardaires du web achètent massivement les terres agricoles du monde entier. Les jours de l’agriculture familiale sont ici comptés à court terme, tout comme l’avenir à long terme des territoires ruraux et des petites villes. Il n’y a là aucun avenir à la ruralité.
Comme le monde est perçu comme un ordinateur où tout est connecté, il faut éviter tout bug. L’urbanisme soutient donc le contrôle, des bâtiments, des voitures, des comportements, de l’usage de l'espace public, des identités, etc. Il s’agit ici d’un bio-contrôle, un contrôle des corps pour reprendre les termes de Guillaume Faburel.
Ce futur hyper-moderne fait de moins en moins rêver, tant il devient clairement dystopique. Il nous mène à l’effondrement éthique et écologique. A toujours prendre et ne jamais donner, un déséquilibre grandissant apparaît dans nos relations sociales et dans notre relation à la nature. Déjà les crises en tout genre (sociale, environnementale, financière, politique, géo-politique) s’enchaînent à un rythme de plus en plus accéléré. De plus, par sa nécessité de contrôle absolu, l’hyper-modernité numérique dévoile un visage totalitaire. Malgré sa puissance économique et politique, ce projet d’avenir semble de plus en plus compromis par le renversement des imaginaires.
Le monde perçu comme une oasis
Par opposition à ce récit hyper-moderne émergent des propositions alternatives qui sortent totalement des dogmes de la modernité. Bien qu’elles apportent de nombreuses solutions aux crises de la modernité, elles ne bénéficient pour le moment d’aucun pouvoir, ni de l'argent, ni de la loi. Cette vision du monde qui s’ébauche se veut un futur désirable pour tous. Tentons d’en esquisser les contours encore vagues.
Le monde est ici perçu comme une fragile oasis de vie, menacée de destruction. Le concept de Gaïa pose que la Terre est un ensemble de matière et d’êtres vivants qui se sont fabriqués ensemble par un système très complexe de relations, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’humain ne saurait s’extraire. Gaïa est la mince pellicule de vies interdépendantes qui enveloppe la Terre. Gaïa est aujourd’hui menacée de pollution et de destruction mécanique, chimique, biologique, par les excès de la modernité.
Il nous faut donc atterrir sur la Terre et dans la nature, comme le prône le philosophe Bruno Latour, retrouver les limites de la planète. Il nous faut embrasser une vision holistique du monde et considérer nos interdépendances systémiques. Au-delà des mutations radicales de la politique, de la science et des technologies, que cela entraînera, l’atterrissage suppose de travailler à replacer l’être humain dans les écosystèmes. L’idée n’est pas de protéger la nature en mettant les humains à distance, elle est au contraire de ré-apprendre aux humains modernisés à vivre dans la nature sans la détruire. Une révolution agro-écologique de l’agriculture et une forme de re-paysannisation de l’agriculture et de l’alimentation humaine est à imaginer. La révolution écologique de la construction par la reconquête de tous les savoir-faire vernaculaires pour un habitat adapté aux écosystèmes, est également nécessaire à cette perspective. On entrevoit ici, l’intérêt majeur et le rôle crucial des territoires ruraux dans un tel projet de société.
Cet atterrissage entraîne une redéfinition de la relation à l’espace-temps : se poser et ralentir vont toujours de pair. Un meilleur ancrage dans l’ici et maintenant — qui est aussi la quête de la méditation — favorise la santé mentale, la capacité de réflexion profonde et la prise de recul. Le temps est alors présence, le seul moment où nous puissions agir. L'espace devient conscience. Pourquoi ? L'espace est conscience parce qu’il fait que je suis séparée de vous. Il y a moi et les autres, moi et les objets, moi et la nature. Donc grâce à l'espace, je fais l'expérience de l'altérité, je fais l’expérience de la relation. Et grâce à la relation, par effet de miroir, je prends conscience de qui je suis. Dans ce monde oasis, l’être humain est considéré comme naturellement connecté, biologiquement, intellectuellement, émotionnellement, spirituellement pour certains, au monde qui l’entoure. Pour copier le style des citations d’Emmanuel Todd, on peut dire que ce futur est l’âge de l’homme conscient. Il n’est plus l’individu des masses de la modernité, mais l’individu singulier.
Du point de vue sexuel, la question du genre est réglée en deux points : l’acceptation des deux polarités de genre, féminin et masculin, et l’idée que chaque humain possède en lui tout l’éventail des caractères sociaux autrefois associé à ces deux sexes, qu’il peut équilibrer dans sa singularité.
Qu'est-ce que le monde oasis donne d'un point de vue de l’aménagement du territoire ? A partir de la théorie rénovée des besoins humains fondamentaux, on peut dire que les territoires désirables de demain, conjuguent la protection des corps et des cerveaux, la relation et le sens, non pas seulement en quantité mais surtout en qualité.
Les êtres humains ont besoin de protéger leur équilibre vital, c’est-à-dire leur pleine vitalité. Est-ce que je mange, ce que je bois, ce que je respire est sain ? Est-ce que mon environnement chimique, électro-magnétique, psycho-social, relationnel, est sain ?
Les êtres humains ont besoin de relations, non pas uniquement marchandes, mais des relations de convivialité. Le philosophe Michel Maffesoli suggère de confier à l’espace public la fonction de recréer du « nous », par le rêve, le jeu et la fête. Dans le monde oasis, tout a vocation à soutenir le vivant en favorisant les relations dans toute leur complexité. Donc dans un tel futur, l’urbanisme aura une vocation relationnelle, relations entre les humains, relation entre l’humain et la nature. La révolution numérique sert ici la relation, et non pas le contrôle. L’idée de commun est partout de retour. Dans l’habitat, cela se traduit donc par la recherche d’une articulation entre espaces communs et espaces privés, car il ne s’agit pas d’une reproduction de la maisonnée de l’ère paysanne, il s’agit de l’invention d’une communauté choisie d’êtres individualisés par l’ère moderne.
Les êtres humains ont besoin de sens à leur existence, de laisser une trace sociale même modeste de leur passage. Le sens inclut la direction et la signification. Sans doute l’aménagement du territoire ne peut-il pas répondre à l’ample question du sens, tout seul. Toutefois, la direction ouvre la question des générations futures mais aussi la mémoire des générations passés, à travers le patrimoine par exemple. La notion de signification peut ouvrir une réflexion pour permettre la créativité habitante par exemple.
Conclusion
Mon rôle et mon propos ne visent pas à apporter des réponses opérationnelles précises et complètes.
Là est le cœur de votre mission : matérialiser les utopies d’aujourd’hui pour faire atterrir le monde de demain.
Je vous ai raconté notre histoire, afin que vous soyez correctement positionné dans l’espace-temps, afin que vous ayez une vision claire de la situation où nous sommes, pour ensuite vous permettre d’entrevoir, d’anticiper l’avenir.
Nous sortons de l’ère de la modernité. C’est peut-être une opportunité pour les campagnes. Après l’âge des campagnes paysannes, l’âge des campagnes aux prises avec la modernité, vient peut-être l’âge de l’alter-ruralité. L’ingénierie territoriale est donc invitée, avec tous les autres métiers, à œuvrer à une réinterprétation radicale et une mise en œuvre audacieuse de notre récit collectif.