PQN-A : Est Creuse Développement porte un projet de structuration d’une filière locale de noisette. Quand et comment cela a-t-il commencé ?
Vincent Turpinat : En 2019 nous faisions partie d’un programme de recherche-action avec l’Université de Clermont Ferrand, sur les “marqueurs territoriaux”, financé pour 2 ans (et prolongé d’un an suite à la pandémie). L’objectif était de mettre en valeur les marqueurs territoriaux -ce qui fait terroir- sur lesquels il était intéressant de travailler pour redynamiser le territoire. Il y avait aussi le Lot, avec les fermes de Figeac, le Parc Naturel du Morvan, et la Communauté de communes du Haut-Allier en Haute-Loire. Le territoire de l'Aveyron avec Laguiole a été une source d'inspiration avec un modèle de développement réfléchi depuis 50 ans autour du panier de biens. Nous, on avait la noisette, avec le fameux gâteau le Creusois.
PQN-A : Fameux en effet, et donc originaire de Creuse. Le gâteau y est donc aujourd’hui produit ?
V. T. : Eh bien non pas vraiment, justement ! Lors des ateliers et réunions publiques avec la société civile organisés par le Syndicat Mixte Est Creuse Développement, ce paradoxe est apparu comme une évidence sur la piste à suivre. Aujourd’hui, le Creusois est une madeleine de Proust pour les habitants qui portent son nom. Mais s’il est produit par une grande entreprise, vendu dans toute l’Europe, et que sur le territoire nous avons la première usine de production de noisettes bio [Jean Hervé ndlr]... Il n’y a pas vraiment de production de noisettes en Creuse -malgré le fait que les noisetiers font partie du paysage ! Les noisettes qu’on mange dans le Creusois, comme dans les autres produits dérivés, proviennent d’Italie ou de Turquie, ou au mieux du Lot-et-Garonne. Produire des noisettes en Creuse permet de travailler à la fois sur l’identité territoriale, et sur le développement économique. On a donc suivi cette piste avec AgroParisTech. C’était la phase de cadrage avec des temps de réflexion et de concertation avec les acteurs du territoire assez théoriques sur comment faire territoire autour de ce projet.
PQN-A : Et la deuxième phase correspond au travail avec Bordeaux Sciences Agro, accompagné par PQN-A ?
V. T. : Oui, après cette première phase, il a fallu passer au concret pour convaincre des partenaires à se lancer dans la structuration. C’est à ce moment, en 2021, que PQN-A nous a proposé l’intervention d’étudiants en dernière année à Bordeaux Sciences Agro [de la formation APTERIA, encadrés par l’économiste territoriale Nathalie Corade, ndlr] 2e phase.
PQN-A : Qu’attendiez-vous des étudiants de Bordeaux Sciences Agro ?
V. T. : Ce sont des étudiants en école d’ingénieur, donc on était plus dans le concret. On attendait d’eux d’analyser les obstacles, les difficultés, avec un regard extérieur. Il fallait traduire le projet dans le langage des acteurs économiques. Quand on va voir un investisseur ou un agriculteur, il faut pouvoir parler rendement à l’hectare, prêts industriels, etc.
PQN-A : Les étudiants ont travaillé à la fois sur l’intérêt que représente le projet de filière pour les acteurs du territoires, mais aussi sur les premiers aspects technico-économiques. Que cela a-t-il permis ?
V. T. : De confirmer par des approches empiriques, des entretiens, visites de terrain, l’intuition des élus sur l’engouement des acteurs…et d’objectiver la fierté des Creusois(e)s ! Sur un territoire où il y a peu de fierté, les gens se reconnaissent dans la noisette: elle est sauvage, préservée, et sa cueillette fait partie de la culture locale. Les étudiants avec leur regard neuf sans a priori, ont validé les idées qu’on avait. Là-dessus je ne dirai pas qu’ils ont apporté du matériau nouveau, mais plutôt engrangé une redynamisation. Et puis il y a la validation scientifique naturellement. Je pense d’ailleurs que il n’y a pas qu’à nous que cette expérience aura été profitable. Je crois que les étudiants ont particulièrement apprécié se déplacer sur le terrain. Personnellement, je suis attaché à ce que les étudiants viennent voir ce qu’il se passe “au fin fond des campagnes”.
PQN-A : Pour ces raisons, recommanderiez-vous à vos pairs de bénéficier de l’accompagnement d’étudiant(e)s de Bordeaux Sciences Agro et de PQN-A ?
V. T. : Oui. Je suis pour confronter l’université, les hautes études, avec le terrain. Plus ils viendront dans les entreprises, dans les fermes, plus ça leur apportera, mais aussi à ceux qu’ils viennent voir. C’est gagnant-gagnant ! Que ce soit des étudiant(e)s en sciences sociales, ou en écoles d’ingénieur, surtout sur des territoires où on manque d’ingénierie, ça a de la valeur. J’ajouterai aussi que c’est comme ça qu’on peut faire découvrir à des jeunes urbains que dans les territoires moins denses, ruraux, la qualité de vie est au rendez-vous, et qu’il s’en passe des choses !
PQN-A : En effet, vu comme cela, on peut dire que cela participe aussi indirectement à l’attractivité territoriale… ! Mais les étudiant(e)s ont rendu leur copie en 2021. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
V. T. : Jusqu’à présent, les choses n’étaient pas arrêtées. Ce qu’on a vu en Italie a rebattu les cartes.
PQN-A : Qu’avez-vous vu en Italie ?
V. T. : Le Syndicat Est Creuse Développement a organisé cette visite en Italie à Alba [province de Coni, dans le Piémont, au Sud-Est de Turin, ndlr], au siège de Ferrero. Nous avons rencontré les producteurs bio et classiques, les coopératives, casseries, transformateurs, épiceries et les investisseurs aussi.
Nous étions une dizaine de porteurs de projets creusois et deux élus, la vice-présidente du GAL et moi-même, ainsi que les deux techniciennes, et des investisseurs.
En France, on nous disait qu’il était impossible de faire du bio, et qu’il était impossible de faire de la noisette sans avoir de grosses coopératives derrière nous comme Unicoque. L'Italie nous a prouvé le contraire : il est possible de produire bio dans de bonnes conditions, sur les plans économique, environnemental et social. Sur le deuxième point, la visite a confirmé que l’on peut créer une unité de préparation et de cassage dès 450 à 500 tonnes par an.
PQN-A : C’est donc ce que vous allez faire ?
V. T. : Oui, ceux qui disent que c’est impossible sont sur un autre modèle. Nous en avons un autre. Les contrats sur des durées de 20 ans, ça gênait beaucoup les agriculteurs. Mais la visite a montré des modèles plus souples, et pour certains ça les a confortés dans la pensée qu’il fallait y aller. Nous voulons créer une zone de production creusoise, pour à terme travailler sur une labellisation. L’avantage pour le bio est que notre territoire est vierge, nous n’avons pas d’enjeu phytosanitaire. Nous allons donc certainement créer une filière locale, alors qu’avant il y avait peu de production, et elle était transformée ailleurs. Aujourd’hui il y a de la transformation sur le territoire. Certains producteurs peuvent transformer eux même, ça dégage des revenus. En Italie, il existe un vrai marché de la noisette haut de gamme.
PQN-A : Y a-t-il des producteurs creusois intéressés par ces perspectives ?
V. T. : 120 à 140 hectares intéressés. Notre objectif est d’être au moins à 200 pour rentabiliser une ligne de préparation et de cassage. À terme, on vise 400 hectares, en installant de nouveaux producteurs. On imagine à peu près trois vagues : 100 hectares dès 2023 pour montrer que c’est possible et ensuite faire le reste par tranches sur une dizaine d’années.
PQN-A : Quels sont les principaux défis pour passer à l’action ?
V. T. : Dans les nouveaux contrats de territoire [avec la Région, ndlr], il y a eu un rajout de cinq postes sur des sujets hors contractualisation. Nous avons proposé un poste là-dessus, et on a été retenus. Cela va nous permettre de financer en partie l'embauche d'un(e) ingénieur(e) agronome pour trois ans. L'idée est que la Chambre d’agriculture co-finance et apporte de la visibilité à l’échelle départementale. Aujourd'hui le principal défi est donc d'être pragmatique pour offrir un accompagnement technico-financier aux producteurs, pour qu’ils commencent à planter et soient suivis sur l’entretien.
PQN-A : Est-ce que cette expérience sur la filière noisette vous donne envie de faire de même sur les autres filières ? Car l’agriculture creusoise est spécialisée dans l’élevage bovin, ce qui peut être une force, mais aussi une faiblesse…
V. T. : Il est indéniable que la diversification agricole du territoire, c’est une obligation. On ne pourra pas continuer à faire autant de bovin, filière qui a démontré sa vulnérabilité aux crises depuis trente ans. Toutefois avant, il y a quarante ou cinquante ans, on l’avait cette diversification ! Aujourd’hui, il n’y a plus que maïs et bovin, il faut absolument revenir à la polyculture. Dans ce contexte la filière noisette intéresse elle car correspond aux moments creux de l’élevage. Cela permet donc aux éleveurs de faire les deux, d’avoir moins de bovins et de mieux vivre.
Aujourd’hui les fermes sont sur des modèles de 250 hectares pour 200 vaches. Souvent il y a besoin de trois personnes pour faire tourner la boutique, et pouvoir vivre. Mais quand les parents partent à la retraite… Le fils ou la fille se retrouve seul à tout gérer, et là, c’est vraiment très très difficile. La solution selon moi n’est pas de réduire la taille des fermes, mais celle du cheptel pour que les prix se maintiennent.
PQN-A : Finalement en structurant cette filière noisette, vous posez un premier pas dans la diversification de la production, et des revenus des éleveurs…
V. T. : Oui c’est cela, on remet de la polyculture élevage. Mais nous aurons aussi besoin de “locomotives”, de producteurs spécialisés dans la noisette. Les autres produiront en s’appuyant sur les CUMA [Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole, ndlr]. Vous savez, sur la noisette on est sur du 4000 à 5000€ de rapport à l’hectare, donc une fois que les emprunts sont payés c’est intéressant, et cela permet d’assurer une retraite. Car si on vend 10-15 hectares de noisetiers ou si on les loue, cela fait des revenus pour la retraite.
PQN-A : Et sur les filières fruits et légumes ?
V. T. : On l’a un peu travaillé, mais honnêtement on ne peut pas [en tant que Syndicat Mixte, ndlr] être sur tous les fronts. Ce serait plutôt le travail de la Chambre d’agriculture. Ils l’ont fait sur les plantes médicinales, car la demande d’approvisionnement locale est forte. Aujourd’hui le gros de la production vient des pays de l’est [de l’Europe, ndlr] et d’Inde. Les entreprises pharmaceutiques veulent aller sur le marché du made in France. Ils ont essayé [la Chambre d’agriculture, ndlr] de les mettre en relation avec les éleveurs, de travailler sur l’exploitation de la chaleur fatale des méthaniseurs au profit de serres pour la plantation de curcuma, qui se vend bien. Mais c’est difficile de faire passer des éleveurs à la culture. Ce n'est pas le même métier, la même culture professionnelle. Mais par contre il faudrait qu’il y ait une politique d’accueil des jeunes qui sont parfois plus intéressés par ce type de production. Mais plutôt que de la culture potagère qui est aléatoire, la menthe, le romarin sont rémunérateurs, avec des contrats qui permettent d’avoir de la visibilité.
PQN-A : En résumé, le rôle des collectivités et EPCI [Etablissement Public de Coopération Intercommunale, ndlr], ce serait plutôt d'impulser la dynamique de coopération, plutôt que de piloter les structurations de filières ?
V. T. : Oui, enfin la difficulté avec les consulaires, c'est qu’ils n’ont pas envie que les choses bougent. Ce n’est pas une critique, c’est le modèle institutionnel qui veut un peu ça. Je pensais que la crise profonde qu’a connu le monde de l’élevage il y a trois, quatre ans allait faire bouger les lignes. Mais entre temps il y a eu la Covid-19, la dé-capitalisation des cheptels donc les prix ont remonté. Et puis pour le maraîchage, il y a le problème de l’eau, qui va commencer à manquer de plus en plus. Pas simple de se projeter là-dedans !
PQN-A : Pour terminer, auriez-vous des conseils pour les collectivités et EPCI qui souhaiteraient eux aussi structurer une filière locale ?
V. T. : A mon avis, je le répète, il faut commencer par l’acceptation sociétale, sur l’histoire du territoire. Cela nous a permis de soulever ce fameux paradoxe : pourquoi sur un territoire à la spécialité culinaire renommée, on ne fait pas de noisette ? C’est ce paradoxe qui a souligné que c’était une évidence. Et puis le développement local, c’est la fierté ! Comment redonner de la fierté à travers un marqueur territorial. Ce qui m’inspire beaucoup en la matière, c’est Laguiole, en Aveyron. Il y a soixante ans, c’était la déprise économique. A un moment donné, ils y ont mis des marqueurs sur la culture, l’économie et la fierté. Aujourd’hui Laguiole est dans une santé économique hallucinante ! Avec le couteau, le fromage, et l’aligot, ils racontent une belle histoire, connue dans toute la France. C’est un peu ce que je souhaite faire avec la noisette, et j’y crois. Tenez, en 2019, j’ai été interviewé dans l'émission de radio France Bleu Creuse, elle a été la deuxième meilleure audience de l’année. Par la suite, sur la page Facebook de France Bleu Creuse on n’a reçu que des éloges et des messages positifs. Cela nous a donné la légitimité d’agir, et des producteurs intéressés.