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Stéphane Cordobes : De l’épreuve anthropocène à la réorientation aménagiste

Publié le 18/07/2024
Temps de lecture : 12 min
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Le forum des développeurs territoriaux, organisé par PQN-A et l'ADENA les 28 et 29 mars 2024, a regroupé plus de 100 participants. Lors de la deuxième journée, Stéphane Cordobes, Directeur général de l’Agence d’urbanisme de Clermont Massif central, nous a proposé des éléments introductifs et de cadrage pour nous accompagner dans la construction de notre appréhension des transitions territoriales, et plus spécifiquement dans la manière de repenser nos pratiques. Retour sur les éléments partagés avec cet article rédigé par Stéphane Cordobes à l'issue de son intervention.

Le changement global bouleverse la planète et les territoires que nous habitons. Écrire qu’il relève d’une épreuve tient donc de l’euphémisme. Sauf à estimer, par exemple, que sortir du « climax » qui a été favorable à l’espèce humaine durant les 12.000 dernières années du néolithique, la faisant passer de quelques millions à 8 milliards d’individus, n’aura que peu d’incidence sur la suite de notre histoire. Ce déni est heureusement de moins en moins courant, faute d’être tenable face à ce qui nous arrive. Le réchauffement du climat se révèle d’ailleurs non seulement conforme, mais aussi plus rapide que ce que les prévisions scientifiques envisageaient.

Les aléas catastrophiques se multiplient et occasionnent de plus en plus de dégâts, au point de rendre inassurables certains biens ou activités. Ces faits nous prouvent amèrement que la menace n’est pas à venir et ailleurs, mais ici et maintenant. Conjointement l’effondrement de la biodiversité, et plus largement la fragilisation de nos milieux de vie et de leurs écosystèmes, se font plus prégnants et remettent en cause nombre de services rendus par la nature et nécessaires à notre habitation terrestre. Les répercussions de ces phénomènes sur nos sociétés et leur cohésion sont déjà considérables. Le changement global est bien là, y compris là où l’on se pensait le plus à l’abri, et l’ampleur des alertes et des menaces ne peut que nous troubler profondément. 

L’agir territorial n’est pas qu’une option

Stéphane Cordobes Directeur général de l’Agence d’urbanisme de Clermont Massif centra

Le trouble anthropocène

La montée en puissance de ce trouble n’est donc pas surprenante. Ressentir cette émotion n’a rien d’illégitime. Comment ne pas être troublé par ces situations de vulnérabilité, par la fragilité de nos espaces de vie qui chaque jour s’accentue ? On croyait inaltérable cette « nature » qui constituait le soubassement de notre habitation terrestre : la voilà qui cède sous la pression exercée par nos modes d’extraction, de production, de consommation, en un mot nos modes de vie et les aménagements qui les permettent. Chaque jour des événements nous le rappellent. Considérons par exemple l’eau, si fondamentale à la vitalité de nos socioecosytèmes. Dans le nord et l’est de la France, les précipitations intenses excèdent les capacités d’absorption des sols et se transforment en crue et inondations massives répétées, avec son lot de drames humains et de coûts exorbitants ; dans le même temps, le sud-ouest du pays voit ses nappes et cours d’eau se tarir au point de devoir prendre des mesures de restriction d’usage et s’interroge sur la possibilité de maintenir à terme nombre d’activités, de préserver ses biotopes et leur biocénose. Perdre tout ce que l’on possède quand le ruisseau avec lequel on a grandi et sur les rives duquel on a joué n’est plus ce complice accueillant, mais au contraire une entité destructrice redevenue sauvage, a de quoi troubler. Assister au dépérissement des paysages, renoncer aux productions agricoles et vivre avec des robinets muets dans la hantise des feux de forêt opportunistes est tout aussi troublant.

La perte d’une langue commune pour cohabiter

Ce trouble est de fait vertigineux. La peur, la douleur de la perte, l’incrédulité face à des catastrophes que notre culture moderne nous a mal préparés à affronter, en jugeant leur survenue impossible parce que sous contrôle technique, sont sidérantes. Après le déni, qui a longtemps tenu lieu de frein principal à l’adaptation de nos modes de vie et d’habiter, n’est-ce pas ce trouble et la paralysie qui en résulte, dont nous devons nous méfier et prioritairement prendre en charge ? Est-on non seulement capable de supporter cette épreuve, mais de la comprendre et de se hisser à sa hauteur en acceptant et transformant en ressort ce trouble qui aujourd’hui nous interdit ? Car ce dernier est duplice : Il découle des évènements catastrophiques et traumatiques que nous avons précédemment évoqués, mais également de nos capacités cognitives et relationnelles à appréhender la situation et à répondre convenablement aux enjeux auxquels elle nous expose. Comme si la culture moderne qui nous modèle était faillible, dépassée par des événements qu’elle a paradoxalement contribué à engendrer. Forts de notre croyance aveugle au progrès permis par l’accumulation infinie des savoirs et des richesses, de l’intelligence et de la maîtrise technique qui orchestrent notre rapport à la réalité, de l’invention d’une nature pensée comme une ressource inépuisable et inaltérable à notre disposition, du culte de la concurrence et de la réussite économique, nous nous trouvons acculés, éprouvés et isolés de la plupart de ceux qui composent nos mondes. Comme si ses entités refusaient soudainement de parler la langue moderne que nous pensions partagée avec elles. Comme si de nouveaux mots étaient à inventer pour reprendre pied, nouer un nouveau dialogue et engager des relations plus coopératives et équilibrées. Comme si tous ceux avec lesquels nous cohabitons ne souhaitaient plus être réifiés en « nature » et « ressources » dans une entreprise d’aménagement moderne de nos milieux de vie tournée, il faut bien le reconnaître, au bénéfice d’un nombre trop restreint de vivants, humains compris, pour être durable.

Un changement global à part entière

L’entrée dans l’anthropocène est à la fois la conséquence de ce déterminant anthropologique moderne ainsi que de la société productiviste et consumériste qui l’incarne aujourd’hui - toute les cultures et les populations n’ont pas la même responsabilité dans le changement global - et l’indice de sa faillibilité. Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, l’ensemble des entités vivantes ou inanimées qui compose la nature n’est ni inaltérable ni immuable, y compris à l’échelle de temps historique. Il n’y pas non plus une manière unique de faire des mondes. Interroger le projet moderne ne conduit pas à renoncer à vivre, mais simplement à s’autoriser et à se donner la possibilité de faire territoire différemment en repensant nos pratiques d’aménagement de manière élargie, en prêtant attention aux nombreuses entités qui le composent trois longtemps restées muettes et invisibles, prisonnières d’un langage et d’une culture qui de fait les ignoraient, ou se les appropriaient sans justesse ni justice. Notre intelligence et notre maîtrise technique malgré leur puissance et leur promesse ont manifestement échoué à mettre définitivement à distance notre vulnérabilité humaine fondamentale. Certains nantis et/ou obtus refusent encore d’en accepter les conséquences et adoptent des stratégies de défense, de repli ou de fuite en avant « extra-terrestres » et « post-humanistes ». Les plus réalistes et les moins aisés ont cessé de croire à la promesse opiacée d’une forme de progrès basé sur l’accumulation sans limite de choses dont eux ou leurs descendants bénéficient ou finiraient bien par bénéficier un jour. Les ressources nécessaires à notre développement moderne ne sont de fait pas inépuisables et leur raréfaction nous oblige à reconsidérer la manière de les consommer et de les partager, à inventer des formes de coopération plus équitable sous peine de voir se multiplier les conflits. L’eau, là encore, constitue un exemple emblématique. Cette même intelligence technique et économique s’est également crue maître des émotions et des sensibilités, arrimant le désir à son ordre de consommations et de biens. La nouvelle donne planétaire pourrait rabattre ces prétentions de contrôle et nous conduire sur des terrains accidentés dont l’histoire humaine regorge déjà. Écoanxiété, solastalgie, angoisse post-covid et autres pathologies émergentes montrent que la réorientation écologique de nos modes de vie et d’habiter sera environnementale, sociale, mais aussi sensible. Le trouble que nous ressentons face à l’épreuve anthropocène plus encore. C’est à l’aune de ce trouble janussien - les maux de la planète et l’inadéquation de notre relation à ceux qui la peuplent - que nous pouvons jauger l’épreuve qui est la nôtre. Un problème global parce que planétaire, mais plus fondamentalement encore parce que transcalaire - se jouant simultanément à toutes les échelles - et total - irradiant toutes les dimensions de nos vies et sociétés, intelligibles, sensibles et relationnelles.

L’agir territorial n’est pas qu’une option

Pas d’échappatoire donc à sortir de la sidération et à la nécessité d’édifier des modes de co-habitation différents, mais pas de condamnation au désespoir ou à une vie moins heureuse pour autant. Surmonter l’épreuve anthropocène, c’est apprendre à vivre avec ce trouble, le faire sien, s’adapter et agir, aménager nos territoires de vie pour continuer à y cohabiter, autrement. Cet impératif vital et éthique - car l’anthropocène nous condamne aussi à reprendre ce chantier méprisé du sens donné à la vie par le règne du tout marché, du productivisme et de la consommation effrénée - nous concerne tous, en fonction de nos places et capacités. De ce point de vue, les acteurs territoriaux que nous sommes ne sont pas exonérés au contraire, parce que si la réponse au changement global passe nécessairement par une prise en charge politique à l’échelle planétaire, l’adaptation se joue bien aussi dans chaque territoire, mettant ainsi en première ligne les acteurs à qui l’on a confié le rôle et la responsabilité de penser et de construire nos espaces de cohabitation, autrement dit de les aménager. Comment être à la hauteur en tant que « professionnels » et « experts » des territoires, de leur aménagement et de leur développement, de ce qui arrive ? Comment faire face aux aléas qui surviennent, aux transformations profondes de nos milieux de vie et aux tensions de nos socioécosystèmes, aux émotions paralysantes qui sourdent, aux multiples freins rencontrés pour transformer un système désorienté, perdu dans une fuite en avant, où tous - y compris ceux qui n’ont presque rien - craignent de perdre quelque chose, où même le temps dans nos processus optimisés fait défaut. Comment simultanément inventer nos nouveaux horizons - ces mondes à reconstruire et leur mode de cohabitations à renouveler - et les moyens pour y parvenir - les nouveaux régimes d’aménagement à déployer ? En se lançant, en acceptant d’agir, pas après pas, humblement, mais sans faille, d’œuvrer à son échelle et avec ses moyens à l’adaptation, en menant le travail d’enquête qui permettra conjointement de reformuler les problèmes posés aux territoires par le changement global, d’inventer les grilles d’intelligibilité ad hoc avec tous les publics concernés pour imaginer et expérimenter les meilleures solutions possibles. En d’autres termes, il s’agit d’avancer localement à son rythme, d’imaginer sa trajectoire, en concevant, testant, amendant, reprenant les stratégies et actions d’adaptation à déployer tout en inventant l’ingénierie pour les élaborer et en mobilisant les nouveaux collectifs d’actants à impliquer pour y parvenir. Mais n’y a-t-il pas de meilleur remède au trouble que de se mettre en mouvement collectivement, de forger des liens et de travailler à la restauration d’attachements plus fondamentaux que ceux avancés dans l’ordre des choses, autrement dit d’œuvrer à la refonte de nos territoires de vie.

Naviguer en monde incertain

Difficile d’avancer en sachant d’où l’on part, mais sans savoir où l’on va. Il y a dans la réponse à apporter au basculement anthropocène une dimension épique : à une différence près, le grand voyage, les grandes découvertes, les nouveaux continents et mondes ne sont pas à découvrir en traversant les océans pour coloniser l’autre bout de la planète, mais dans nos territoires de vie, dans notre ordinaire et quotidien, dans nos jardins qu’il va falloir réapprendre à cultiver sans perdre de vue et négliger toutefois celui des autres, changement global et interdépendances planétaires exige. Comme dans tous voyages, même en ignorant où l’on va et ce que l’on va y découvrir, il faut disposer d’un minimum de repères. Est-on aujourd’hui capable de se doter de ces repères pour refaire territoire et aménager, en les adaptant, nos espaces de cohabitation ? Ils ne peuvent qu’être provisoires et imprécis. Ils ne nous empêcheront pas d’hésiter, de louvoyer, de nous interroger sur le cap, de revenir parfois en arrière pour contourner un obstacle, de reprendre le vent pour continuer à avancer, toujours incertains mais collectivement confiants. Ces repères n’ont pour d’autres buts que de nous permettre de prendre un départ, non seulement par nécessité, mais aussi en se fixant les premières balises pour nous orienter. Quels pourraient-ils être ? Nous avançons ici trois propositions, provisoires et partielles comme il se doit, lesquelles font de fait directement échos, en miroir, aux présupposés erronés de l’aménagement moderne. 

Trois repères pour l’aménagement anthropocène

Le premier acte des limites de ce dont en tant qu’espèce nous avons besoin pour vivre. On sait que c’est le dépassement de ces limites planétaires et la grande accélération de notre développement qui nous conduit à la situation critique actuelle. Pour faire face à l’épreuve anthropocène, pas d’autre choix que de repenser nos espaces de cohabitation et la manière de les aménager en faisant de l’épuisabilité et de la rareté des « ressources » un préalable incontournable. La palette de ce qui est déjà expérimenté est large : réparation, retraitement, réhabilitation, réutilisation… Sans doute faut-il aller plus loin et apprendre aussi à réduire et renoncer, voir à préserver et reconstituer. Accepter aussi, là où la concurrence entre territoires règne souvent encore en maître, à redistribuer, partager, mutualiser et coopérer pour diminuer au maximum l’empreinte de nos régimes d’aménagement et modes de cohabitation. Le second fait le deuil d’une nature immuable, indifférente à nos agissements et inconditionnellement hospitalière. Mode de cohabitation et régime d’aménagement moderne en mésestimant la robustesse du vivant et des écosystèmes dont nous dépendons pour vivre nous conduisent à une situation critique. Prendre la mesure de cette menace oblige à considérer chacune de nos entreprises visant à adapter nos milieux à nos besoins en élargissant notre regard et considérant les conséquences et l’impact de celles-ci non seulement sur nous, humains, mais sur l’ensemble des vivants qui compose nos mondes. Inverser la tendance c’est ni plus ni moins que de penser un aménagement qui prête attention, répare, prenne soin du vivant, humains et non-humains compris. Le troisième repère porte sur la maîtrise technique et le culte de l’expertise propre à l’aménagement moderne. On l’aura compris à travers ses lignes, le terme aménagement tel qu’on le mobilise dans ce texte est considérablement élargi et ne renvoie au sens entendu d’action et de politique publique qui nous est familier, à sa confiscation par les experts, ingénieurs et responsables qui en ont à la charge, à l’acte de construire des infrastructures et équipements… Il n’y a de fait pas un vivant qui n’aménage pas son milieu pour l’adapter à ses besoins vitaux. Pas un vivant qui ne dépende pas d’autres, vivants et non vivants, qui ne cohabitent donc, pour exister. On pourrait filer encore longtemps la métonymie. Actons pour conclure et en guise de troisième repère que le régime d’aménagement, pour cohabiter dans le monde anthropocène, ne sera pas réservé aux experts et responsables cantonnant les autres à un rôle d’usagers, voire de consommateurs, ou pire de ressources, mais participera de l’élaboration d’une culture commune, intelligente et technique, mais aussi sensible et relationnelle, d’une encapacitation collective susceptible quel que soit son pouvoir, sa place et son échelle d’action, de faire de chacun un acteur à part entière de l’aménagement des espaces de cohabitation dont nous dépendons tous pour vivre. Sobriété, soins, acculturation capacitance : trois repères que l’on peut sans difficulté s’employer à tester, en évaluant par exemple à leur aune les projets territoriaux dont nous avons la charge avant d’envisager d’en faire le cas échéant des principes directeurs pour réorienter nos régimes d’aménagement et fonder de nouveaux modes de cohabitation répondant au trouble anthropocène.

Texte rédigé par Stéphane Cordobes, en mai 2024.

Stéphane Cordobes est directeur général de l’Agence d’urbanisme de Clermont Massif central. Philosophe et géographe, il conduit des travaux de prospective et de recherche-action sur les questions d’adaptation des territoires au changement global, s’intéressant plus particulièrement aux dimensions culturelle et sensible de celle-ci.

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