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Alexandre Monnin : Ingénierie territoriale, de la gestion de projets à la redirection écologique

Publié le 18/12/2025
Temps de lecture : 16 min
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L'ingénierie des territoires de contractualisation et de la Région Nouvelle-Aquitaine s'est réunie le mardi 25 novembre 2025 à La Couronne (16) pour son rendez-vous annuel consacré aux politiques contractuelles régionales et aux territoires qui s'inscrivent dans celles-ci. Une journée rythmée par différents temps de réflexion, d'informations et d'échanges, qui permettent à ce réseau de se retrouver, de faire un pas de côté quant aux enjeux qu'ils apprhéendent au quotidien et de s'inspirer des expériences menées sur les territoires de notre grande région. L'intervention d'Alexandre Monnin a constitué un de ces temps forts.

 

Alexandre Monnin est philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique et directeur scientifique du POPSU (Plateforme d'observation des projets et stratégies urbaines) Nice Côte d'Azur. Dans cet article, il revient sur les grands axes de son intervention du 25 novembre dernier sur la redirection écologique.

Introduction

L’ingénierie territoriale a longtemps été pensée pour équiper, aménager, développer. La redirection écologique retourne la question : que maintient-on, que transforme-t-on, à quoi renonce-t-on pour rester dans les limites planétaires sans sacrifier l’habitabilité ni la justice sociale ?

Le texte qui suit prolonge l'intervention donnée lors la journée de l’ingénierie territoriale en Nouvelle-Aquitaine et s’organise en trois temps : rappeler les grands principes de la redirection écologique, illustrer ce qu’est « un territoire qui redirige » à partir de la série de cas documentés dans le cadre d’un projet financé par l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts, la MAIF et la Ville de Grenoble, et tirer quelques enseignements pour la posture des ingénieries territoriales, entre backlash écologique et financement du renoncement.

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I. Les grands principes de la redirection écologique

1. Un cadre, pas une méthode de plus

La redirection écologique est un cadre conceptuel et opérationnel qui vise à réencastrer institutions, organisations et territoires à l’intérieur des limites planétaires, en assumant que nous ne pourrons pas tout maintenir. Elle ne vient pas ajouter une « boîte à outils » de plus mais proposer une autre manière de formuler les problèmes et d’arbitrer entre ce qu’il faut prolonger, transformer, démanteler ou réaffecter. 

Plutôt qu’un savoir spécialisé, elle cherche à ré-encapaciter les acteurs déjà en enquête sur leurs pratiques (élus, agents, habitants, organisations, collectifs, etc.), en leur donnant un langage commun : héritages socio-techniques, communs négatifs1, renoncements, attachements… L’enjeu n’est pas de décider « à la place de » mais de rendre possible des enquêtes collectives portant sur ce à quoi l’on tient et ce qui met désormais en péril l’habitabilité.

1 J’appelle communs positifs, à la suite d’Elinor Ostrom, ce que nous partageons et cherchons à préserver collectivement (une nappe phréatique, un service public, un paysage, un savoir-faire). À l’inverse, les communs négatifs sont des héritages collectifs, dont nous bénéficions encore parfois (confort, emplois, accessibilité…), mais qui dans tous les cas génèrent des dommages systémiques : dépendance aux énergies fossiles, artificialisation, extraction de matières premières au Sud, vulnérabilités nouvelles. Ils sont « communs » parce qu’aucun acteur ne peut les gérer seul, et « négatifs » parce que la question n’est plus de les développer, mais de les démanteler, les reconvertir ou réduire leur empreinte, de manière juste et organisée. A ce sujet, voir par exemple mon introduction au numéro spécial consacré à cette question dans la revue Multitudes : https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2023-4-page-47?lang=fr.

2. Partir des attachements : ce à quoi l’on tient, ce qui nous tient

Au cœur de ce cadre se trouve le travail sur les attachements : ce à quoi l’on tient et ce qui nous tient (valeurs, pratiques, milieux, équipements, dépendances matérielles, infrastructures, normes, etc.). 

Rediriger un territoire ne consiste pas à opposer abstraitement « l’écologie » aux modes de vie, mais à prendre ces attachements au sérieux, y compris lorsqu’ils sont ambivalents : attachement à la voiture en zone rurale, à la résidence secondaire, à une station de ski ou à une piscine énergivore. C’est parce qu’ils engagent un rapport à des attachements forts, et variés, que les renoncements non travaillés produisent colères, incompréhensions ou bascules politiques.

La redirection suppose donc un droit d’inventaire concernant nos héritages : identifier les infrastructures zombies (dont le métabolisme est insoutenable, pour reprendre le qualificatif de José Halloy, physicien à l’université de Paris) ou les communs négatifs (dont l’existence met en péril les milieux ou fragilise d’autres territoires), poser la question de leur devenir, organiser le « déséquipement » avec soin.

3. De la logique du « problème à résoudre » au « système à comprendre »

Le travail mené avec Olivier Erard, d’abord à Métabief (et présenté dans son livre, Le Passeur) puis sur d’autres territoires, part d’un constat simple : on ne déclenche pas une redirection en ajoutant un chapitre « climat » à la fin d’un projet déjà ficelé, mais en intervenant très en amont, au niveau même de l’aide à la décision. 

Il s’agit de reformuler une problématique ordinaire (« faut-il reconstruire une piscine ? créer une route ? urbaniser cette friche ? ») en « système à comprendre », à l’aune des limites planétaires et des interdépendances territoriales. Cette reformulation ouvre la voie à une transformation systémique, au lieu de se limiter à l’optimisation d’un modèle caduc.

4. Quatre leviers pour faire bifurquer la décision

Il est possible de faire bifurquer un processus d’aide à la décision classique vers une trajectoire de redirection écologique, à condition d’agir sur quatre leviers. 

  • Vision systémique. Partir d’un besoin « normal » (investissement, mobilité, foncier…) et le reformuler à partir des limites physiques et des interdépendances (climat, eau, biodiversité, énergie, justice sociale), pour passer du traitement linéaire du problème à une exploration coopérative.
  • Attachements, compétences, rôles. Cartographier ce à quoi l’organisation tient, les compétences qu’elle abrite et les rôles situationnels (décideurs, acteurs, régulateurs, interfaces). Les régulateurs (finances, juridique, contrôle) ne sont plus seulement des gardiens des procédures : ils peuvent devenir des artisans de la structuration des transformations issues de la redirection.
  • Critères systémiques. Prototyper des critères d’aide à la décision, d’émergence et d’évaluation qui tiennent compte des effets systémiques : coûts évités, réduction d’exposition au risque, préservation des communs, justice sociale.
  • Conditions organisationnelles. Installer une « ambidextrie organisée » pour parler comme O. Erard : un espace qui continue à fonctionner « comme avant » (pour assurer la continuité des services) et une marge exploratoire protégée des injonctions à la solution immédiate, dotée d’un mandat clair et de personnes-interface capables de faire circuler l’information entre exploration et décision.

II. Ce que nous apprennent les territoires qui redirigent

La série (en cours de publication) « Renoncer pour rediriger » documente sur le blog de la Caisse des Dépôts, des décisions déjà prises par des collectivités qui ont accepté de dire « non » – ou de ne plus faire comme avant – à des projets pourtant légaux, financés, parfois populaires. Ces cas offrent un matériau précieux pour l’ingénierie territoriale.

1. Caen : annuler un écoquartier pour éviter un futur quartier fantôme

À Caen, la communauté urbaine renonce en 2023 à un projet d’écoquartier de 2 500 logements sur 35 hectares en presqu’île, pourtant entièrement autorisé, en intégrant les nouvelles données du GIEC normand sur la montée des eaux à l’horizon 2070-2100. Plutôt que d’acter la construction d’un futur quartier à déconstruire, la collectivité suspend la ZAC et transforme le site en laboratoire de redirection : planification à long terme, scénarios réversibles, renaturation progressive, requalification en parc paysager et espace d’usages temporaires.

Le renoncement ne se fait pas sous la pression d’un conflit, mais à l’issue d’un travail lucide de relecture des conditions d’habitabilité futures. Il redéfinit la valeur du foncier concerné : non plus gisement de mètres carrés constructibles, mais espace d’expérimentation pour apprendre à vivre avec l’eau. Aujourd’hui, le devenir de ce territoire fait l’objet d’une planification à échéance 2100 qui bouscule, une fois de plus, les repères classiques de l’action publique, et sa temporalité. 

2. Grenoble : une piscine comme révélateur d’un changement de culture

À Grenoble, la non-reconstruction immédiate de la piscine Vaucanson est l’occasion d’un basculement : au lieu de répondre par réflexe par un nouvel équipement, la Ville suspend sa décision pour engager une enquête sur les attachements liés à cet équipement (fraîcheur, santé, lien social, apprentissage de la nage, justice d’accès).

Cette enquête, menée avec Origens Medialab et le MSc Strategy & Design for the Anthropocene, permet de cartographier ces attachements, de reposer la question des besoins (accès à l’eau, à la fraîcheur, aux activités physiques) et d’ouvrir des alternatives (plan d’eau baignable, diversification des pratiques en plein air, révision de la politique aquatique). Elle met surtout en évidence la nécessité de transformer les métiers et les organisations publiques : le programme « Bifurcations RH », financé par l’ANACT quelques années plus tard, en est une traduction directe.

3. Chamonix : planifier la raréfaction, protéger l’habitabilité

À Chamonix, la révision du PLU est utilisée non pour accompagner la croissance, mais pour la freiner : interdiction des nouvelles résidences secondaires sur 90 % du territoire communal, afin de préserver le logement permanent, les services publics et la possibilité même d’habiter la vallée.

Ce geste assume qu’une partie des projets légalement possibles ne sont plus souhaitables : la résidence secondaire cesse d’être un usage neutre du sol dès lors qu’elle contribue à la saturation des réseaux, à l’envolée des prix et à la disparition des saisonniers. L’ingénierie consiste ici à politiser la planification, à faire du PLU un outil de protection de l’habitabilité plutôt qu’un simple cadre d’accompagnement de l’attractivité. Notons que cette question concerne directement la Nouvelle-Aquitaine, où la part de résidences secondaires atteint déjà 11 %, avec des pics supérieurs à 19 % dans certains départements littoraux.

4. D’autres gestes de renoncement

D’autres cas de la série enrichissent ce tableau : fermeture d’une portion de route départementale à Lamballe-Armor pour protéger des amphibiens et transformer l’axe en voie verte ; abandon de contournements routiers en Ille-et-Vilaine après un travail politique et technique approfondi ; fermeture non anticipée de la station de Céüze 2000, dont l’image devient celle d’une « station fantôme », illustrant ce qui se produit quand les renoncements ne sont ni préparés, ni concertés.

Pris ensemble, ces cas dessinent les contours d’une autre manière de faire de l’ingénierie territoriale : une ingénierie du retrait, du soin aux milieux et aux héritages, qui assume la conflictualité des renoncements mais cherche à les rendre soutenables, justes et reproductibles.

III. Backlash, financement du renoncement et nouveaux repères pour l’ingénierie territoriale

1. Composer avec le backlash écologique

Toute décision de renoncer, restreindre ou fermer s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de backlash écologique : montée de discours anti-écologistes, défense exacerbée des « modes de vie » et diffusion de récits complotistes.

J’ai moi-même analysé le cas de la ville du quart d’heure, devenue théorie du complot à l’échelle internationale du fait de la crainte d’un « confinement climatique ». A l’instar de l’étude de Parlons Climat sur les nouvelles formes de climato-scepticisme en France, ce sont au moins quatre moteurs que l’on peut dénombrer : des postures politiques anti-écologistes, la défense de modes de vie perçus comme menacés, une défiance généralisée envers les institutions et les experts, et un sentiment d’impuissance face à l’ampleur des transformations annoncées.

Pour l’ingénierie territoriale, cela implique :

Ne pas sous-estimer le rôle des attachements dans ces réactions : c’est parce que certains équipements, usages ou symboles sont au cœur de l’identité de groupes sociaux qu’ils deviennent les pivots de campagnes de désinformation (voiture, viande, maison individuelle, etc.).

Travailler la justice, pas seulement la communication : documenter les effets redistributifs des renoncements (qui perd quoi ? qui est protégé ?), garantir des procédures équitables et reconnaître les groupes les plus vulnérables – dimensions distributive, procédurale et de reconnaissance de la justice environnementale. 

2. Financer le renoncement : reconnaître la valeur du « non-faire »

Les cas territoriaux montrent que renoncer a un coût : études abandonnées, investissements non réalisés mais déjà engagés, coûts de démantèlement, pertes de recettes, accompagnement social. L’enjeu n’est pas de nier ce coût, mais de le mettre en regard des coûts évités (dégâts climatiques, contentieux, surcoûts de maintenance, déséquilibres budgétaires futurs). C’est tout l’objet des travaux sur le « financement du renoncement ».

À l’échelle macroéconomique, des propositions comme un Carbon Quantitative Easing permettent d’imaginer des régimes financiers qui rémunèrent la réduction d’émissions, la conservation ou le démantèlement d’infrastructures nuisibles plutôt que la seule production de nouveaux actifs.

À l’échelle territoriale, plusieurs pistes se dessinent déjà :

Intégrer le renoncement dans les budgets d’investissement, en identifiant les « dépenses brunes » et en outillant les arbitrages (mutualisation, substitution, renoncement), comme le propose par exemple le programme ABC d’I4CE.

Créer des instruments qui reconnaissent les coûts évités (fonds sobriété, contrats qui rémunèrent la baisse des volumes plutôt que leur augmentation, mécanismes assurantiels valorisant la fermeture d’équipements à risque).

Reconnaître que le renoncement est une économie du soin : soin des milieux (renaturation, dépollution), des personnes (transitions professionnelles, maintien du service autrement) et des traces laissées par les infrastructures que l’on ferme.

L’ingénierie territoriale doit ainsi apprendre à produire non seulement des plans d’investissement, mais aussi des plans de désinvestissement : quels équipements ne plus rénover ? Quels projets ne pas lancer ? Quelles infrastructures démanteler ou reconvertir ? Et avec quels financements, sur quels horizons de temps ?

3. Vers une ingénierie de la décision en redirection écologique

Les cas de Caen, Grenoble, Chamonix, Lamballe-Armor, Céüze 2000 ou l’Ille-et-Vilaine confirment l’intuition du projet d’ingénierie de redirection : le « germe » d’une redirection se joue très tôt, dans la manière dont on cadre un problème et dont on configure les processus de décision.

On peut, à partir de là, proposer quelques repères pour l’ingénierie territoriale :

Partir d’un sujet « normal » pour l’organisation (un projet d’urbanisme, une route, un équipement, une politique RH) mais accepter de le reformuler à partir des limites planétaires et des interdépendances territoriales.

Installer, dès l’amont, une marge exploratoire protégée, dotée d’un mandat clair : enquêter sur les attachements, identifier les communs positifs et négatifs, cartographier les rôles, prototyper des alternatives, chiffrer les coûts évités et les trajectoires de retrait.

Outiller les régulateurs (finances, juridique, contrôle) pour qu’ils deviennent les garants des critères systémiques plutôt que les simples gardiens du statu quo.

Reconnaître et soutenir les personnes-interface, ces agents et acteurs qui font le lien entre expertise, terrain et décision politique, souvent en première ligne des controverses.

Enfin, accepter que la redirection exige du tact : on ne ferme pas une piscine, une route ou une station de ski uniquement avec des chiffres. On le fait avec des enquêtes, des récits, des dispositifs de justice, des espaces de délibération qui permettent aux personnes concernées de participer à la réinvention de leurs attachements.

Conclusion

Pour les ingénieries territoriales de Nouvelle-Aquitaine comme d’ailleurs, la question n’est plus de savoir si nous aurons à renoncer à certains projets ou équipements, mais comment nous allons le faire : dans l’urgence et le conflit, ou de manière anticipée, démocratique et soucieuse de ce qui fait encore tenir nos territoires. La redirection écologique propose un cadre pour prendre ces décisions à temps. L’ingénierie de la décision en est le prolongement : c’est à ce niveau que se joue la possibilité de faire bifurquer nos politiques publiques, non pas vers moins d’ambition, mais vers d’autres formes de prospérité sur les territoires.

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