De quels élus à la politique de la ville a-t-on besoin en période de crises ? L'analyse de Manon Loisel
Le 6 février dernier, Pays et Quartiers de Nouvelle Aquitaine organisait une web-conférence intitulée "Les élus parlent aux élus : animer la politique de la ville et le contrat "Engagements Quartiers 2030" dans la durée ". L’occasion de se questionner sur les spécificités du mandat des élus à la politique de la ville.
Emeutes de l’été 2023 : où sont les élus à la politique de la ville ?
Les émeutes de l’été 2023 suite à la mort de Nahel Merzouk sont venues remettre une lumière crue sur l’état des quartiers prioritaires et sur les difficultés de la politique de la ville. Durant plusieurs semaines, le réflexe de nombreux commentateurs a été de faire de la politique de la ville le bouc-émissaire des émeutes, lui rejetant la faute de ces violences à répétition. Si de nombreux spécialistes ont tenu à déconstruire cet amalgame1, en rappelant la faiblesse des moyens alloués et la responsabilité des politiques de droit commun, force est de constater que la politique de la ville en est sortie un peu plus affaiblie encore.
Parmi les acteurs qui se sont exprimé pendant cette crise, on a pu entendre de nombreux maires de villes moyennes2 et de métropoles3, ainsi que des professionnels de terrain4. Mais cet épisode a aussi souligné l’invisibilité des élu.es à la politique de la ville, relégués à une place marginale. « Avec les émeutes on a pris conscience de l’isolement de notre élue, qui n’a jamais vraiment réussi à conscientiser ses collègues sur l’état de nos quartiers », nous racontait une professionnelle de terrain lors d’un atelier sur les émeutes en septembre5. « Sitôt qu’on passe en mode gestion de crise, le Maire et le Préfet prennent la main et nous, avec notre élu, on se retrouve à tenter d’être aux côtés des habitants de ces quartiers… mais avec peu de leviers. » ajoute un de ses collègues.
Certains élu.es à la politique de la ville se sentent isolés, relégués à la vie de quartier… Sont-ils pour autant condamnés à l’impuissance ? Et de l’effet « gestion de crise » permanente qu’appellent les difficultés qui se multiplient sur tous les plans (dérèglement climatique, émeutes urbaines, importation de tensions géopolitiques internationales, …) ? On fait ici l'hypothèse que ce contexte de crises en cascade renforce l'importance des élu.es à la politique de la ville. Nous avons besoin d'élu.es à la politique de la ville ! Mais on doit faire en sorte de porter un regard nouveau sur les défis contemporains qui sont les leurs.
Existe-t-il un profil type des élus à la politique de la ville ? |
---|
Un portrait-robot difficile à établir L’héritage du communisme municipal Dans sa thèse intitulée « Les communistes et les quartiers : sociohistoire d'un pouvoir municipal engagé dans la politique de la ville (Stains, 1971-2018) », Violette Arnoulet décrit les carrières d’engagement de nombreux agents qui se sont impliqués dans la mise en œuvre des dispositifs de la politique de la ville depuis les années 1980. Elle montre comment cette politique a constitué une filière permettant à d’anciens animateurs des cités HLM d’accéder à des postes de pouvoir au sein des municipalités. Elle souligne ainsi une forte porosité entre les militants associatifs, les agents de terrain et les élus, dont les parcours s’entrecroisent. Elu.es de terrain Plus militant.es mais moins puissant.es ? |
Avec la crise démocratique, on a besoin d'élus à la politique de la ville pour porter la voix d'habitants de plus en plus inaudibles
Les travaux de Céline Braconnier et Patrick Lehingue10 le montrent depuis longtemps, les communes populaires sont encore plus soumises à l’abstention que les autres. Et cette tendance ne fait que se confirmer à chaque scrutin. Lors des dernières élections présidentielles en 2022, 30% des résidents des Quartiers Politique de la Ville (QPV) inscrits se sont abstenus, contre 16% en moyenne nationale (Lehingue, 2023). Quelques mois plus tard pour les législatives, certaines communes populaires ont vu les taux d’abstention grimper encore : 70% à Sarcelles, Grigny ou Roubaix, 72% à Vaulx-en-Velin. Et les élections municipales n’échappent pas à cette démobilisation électorale. Dans de nombreuses communes populaires, la victoire de 2020 s’est jouée à quelques centaines de bulletins et un nombre de voix équivalent à moins de 10 % de la population communale (Braconnier, 2020)11.
Comment expliquer ces données alarmantes ? C’est que les QPV cumulent un plus grand nombre de personnes non-inscrites ou mal-inscrites sur les listes électorales, plus de personnes n’ayant pas le droit de vote (personnes immigrées) et plus de personnes se sentant éloignées de la décision politique. L’importance de l’abstention dans ces territoires pose problème aux maires et aux élus à la politique de la ville, dont la légitimité démocratique est affaiblie.
Cette dynamique d'invisibilisation des habitants des quartiers a des effets concrets. On constate dans les territoires pour lesquels nous travaillons une perte de vitesse des politiques qui leur étaient destinées (notamment dans l’offre de services publics). Pour les élu.es en charge de la politique de la ville, cette démission électorale leur complique la tâche : comment faire entendre la voix des habitants des quartiers quand on a si peu de personnes qui s’expriment dans les suffrages électoraux ? Et comment peser dans les arbitrages de la majorité quand on a si peu d’électeurs derrière soi ?
Le réflexe est souvent de s’appuyer sur les dispositifs de participation institutionnalisés par la politique de la ville pour compenser ce silence. Mais force est de constater que ces dispositifs patinent (voir les travaux sur les difficultés des Conseils Citoyens) ; pire, ils augmentent la sur-représentation des quelques habitants mobilisés et invisibilisent encore davantage celles et ceux qui s’expriment le moins.
Malgré la coupure de communication électorale entre les élus et les habitants, les adjoints ont une responsabilité importante pour porter la voix de ces quartiers. C’est d’autant plus fort en période de crises, pour éviter que la concurrence des plaintes se fasse aux dépens de celles et ceux qui sont les moins audibles. Leur défi est de démultiplier les canaux et les coalitions pour atteindre les publics les plus en difficultés (qui sont aussi les plus éloignés des institutions publiques, et parfois des acteurs associatifs). Il n’y a pas de solution unique, mais plusieurs pistes à déployer pour se placer au plus près des bénéficiaires : diversifier les points de contact avec les habitants, travailler l’écoute des professionnels de terrain, accompagner la remontée des sentiments d’injustice qui émergent à différents endroits, faire en sorte que les acteurs de l’éducation populaire aient les leviers pour accompagner ces habitants, …
Avec la crise écologique, on a besoin d'élus à la politique de la ville pour prendre à bras-le-corps les effets de la précarité sur le vécu des dérèglements
La mise à l’agenda des politiques de transition écologique se heurte à une difficulté de déclinaison dans les QPV, qui risque d’être vue comme « une injonction bureaucratique de plus ». Les habitants des quartiers sont fortement impactés par l’accélération des crises en cascade, qui accentue leur situation de précarité. La crise énergétique et la crise du pouvoir d’achat pèsent sur l’accès à l’alimentation, à la mobilité, ou encore la capacité à se chauffer. Une partie des dispositifs qui leurs sont proposés, sous forme d’ateliers de sensibilisation par exemple, produisent des effets pervers sur les habitants : stigmatisation, culpabilisation ou infantilisation.
Le défi pour les élus à la politique de la ville est de faire en sorte d’objectiver les vulnérabilités de ces habitants et de peser sur les arbitrages pour que ces quartiers deviennent véritablement prioritaires en matière de transition écologique.
Sur l’adaptation au changement climatique par exemple, les élus en charge de la politique de la ville peuvent s’appuyer sur le vécu des dernières canicules pour montrer à quel point les effets du dérèglement climatique dans les quartiers sont accentués par la précarité des habitants et la difficulté d’accès aux espaces de fraîcheur. Ce n’est pas la même chose de vivre une canicule quand on passe l’été dans une barre HLM et quand on habite en centre-ville ou dans le périurbain. Avoir un logement mal isolé, vivre dans un îlot de chaleur, entouré de personnes plus vulnérables, avec des difficultés d’accès aux espaces de fraîcheur, avec une hausse des conflits d’usages de jour comme de nuit12, … Les élus à la politique de la ville doivent pouvoir porter l’attention sur ces enjeux nouveaux pour orienter les arbitrages.
Avec la fragilisation de la politique de la ville, on a besoin d'élus à la politique de la ville pour animer une négociation sur les engagements
Les élus à la politique de la ville subissent depuis plusieurs années les effets de la bureaucratisation grandissante de cette politique. Les directives ministérielles conduisent à se focaliser sur le calendrier et la procédure aux dépens des engagements sur le fond. Comme si on multipliait les documents stratégiques et les dispositifs participatifs pour masquer la difficulté à atteindre les objectifs affichés et la faiblesse des moyens qui y sont alloués. « Le budget politique de la ville, c’est l’équivalent de trois ronds-points. Ce n’est pas avec ça qu’on va pouvoir résoudre tous les problèmes ! », nous rappelait une DGA lors d’un atelier Nouveaux Accords.
Pour illustrer cela, on peut évoquer l’instruction des appels à projets. C’est une étape chronophage et complexe pour toutes les parties prenantes de la politique de la ville. Les circuits d’instruction sont encombrés par une grande variété des projets alors qu’une partie d’entre eux sont reconduits chaque année ou concernent de toutes petites enveloppes. « Parfois on passe plusieurs jours à travailler sur un projet de 1000€ ce qui fait que notre budget/temps d’instruction dépasse le montant de la subvention à allouer », nous a-t-on dit dans un atelier d’évaluation du contrat de ville à Brest Métropole il y a un an. Dès lors, la politique de la ville n’a ni l’agilité des politiques transversales, ni la puissance de frappe des politiques de droit commun.
Cette bureaucratisation accompagnée d’une perte de vitesse a des effets concrets sur les professionnels de terrain, qui verbalisent de plus en plus la perte de sens vis-à-vis de leur métier13. Sur les missions de terrain que nous réalisons, le turn-over et les arrêts maladies à répétition nous rappellent régulièrement à quel point le malaise est réel.
Le défi pour les élus à la politique de la ville est de transformer les contrats en véritables outils de négociation. Ce qui manque à ces documents, ce ne sont pas les ambitions, c’est leur capacité à apporter des réponses. Ce que les élu.es à la politique de la ville doivent désormais piloter (en mobilisant les maires), c’est la négociation avec les signataires pour que chacun prenne sa juste part dans les engagements et ajuste les objectifs en fonction des moyens qu’ils sont prêts à y consacrer. Décliner chaque objectif en engagements (sur les moyens à débloquer) pour préciser les contributions de chaque signataire. Il s’agit notamment de s’assurer que le contrat de ville a les moyens de ses ambitions, pour éviter les fausses promesses.
Porter la voix d’habitants de plus en plus éloignés de l’action publique, prendre à bras-le-corps les effets de la précarité sur le vécu des dérèglements climatiques et négocier des engagements concrets dans la dynamique partenariale, … ces trois défis peuvent constituer la colonne vertébrale d’une fiche de poste renouvelée pour les élu.es à la politique de la ville.
Références
1 Epstein R., «Emeutes urbaines : Ce qu’elles révèlent, ce n’est pas tant l’échec de la politique de la ville que celui de toutes les politiques publiques », Le Monde, 6 juillet 2023
2 « Après les émeutes, les élus des villes moyennes interpellent Olivier Klein », Le Courrier des Maires – 6 juillet 2023
3 « Trois mois après les émeutes urbaines, les maires s’impatientent : « Rien n’est résolu » », Le Monde, 22 septembre 2023
4 « Violences urbaines : l’immense tristesse des professionnels de la politique de la ville », La Gazette des Communes, 7 juillet 2023
5 Voir les synthèses des ateliers de professionnels organisés dans le cadre du programme Nouveaux Accords, en partenariat avec l’ANCT et la 27ème Région et notamment les témoignages collectés sur le vécu des émeutes
6 Voir par exemple les travaux de Lefevre, Talpin et Petit : « Les adjoint·es à la démocratie participative. Une catégorie d’élu·es entre spécialisation fonctionnelle et misère positionnelle », 2020 ou la thèse de Ségolène Charles « L’élu, le citoyen et le praticien : chroniques urbaines : l'expérience du projet urbain participatif dans les petites villes », 2020
7 https://www.ville-et-banlieue.org/
8 Marie-José Sallaber, élue déléguée à la politique de la ville à la Ville de Lormont et Véronique Abelin-Drapron, élue déléguée à la politique de la ville de Saintes Grandes Rives, l’Agglo
9 Voir les travaux de Michel Koebel sur « Les hiérarchies du pouvoir local » (2013)
10 Voir notamment « Les classes populaires à l'écart du politique ? », ouvrage coordonné par Louise Gaxie de restitution d’un colloque de la Fondation Gabriel Péri, organisé à l’Hotel de Ville de Paris les 11 et 12 mars 2022
11 Interview de Céline Braconnier dans Médiacités, « Municipales: l’abstention cache d’énormes disparités sociales et spatiales », 13 août 2019.
12 Pour aller plus loin sur ce sujet, voir la synthèse de l’atelier Nouveaux Accords « Pour une géographie prioritaire de l’adaptation au changement climatique »
13 Voir notre billet de blog « La politique de la ville en PLS » à ce sujet.