1. Qu’est-ce que la précarité alimentaire ?
La précarité alimentaire, un phénomène complexe
La précarité alimentaire constitue l’un des marqueurs du manque de durabilité des systèmes alimentaires. Elle est la conjonction d’une pauvreté économique et d’une série d’empêchements socio-culturels et politiques dans l’accès à une alimentation durable (Paturel 2018).
Le terme est apparu dans les années 1990 en France. Il est issu de la notion de précarité, qui peut se définir comme une situation d’instabilité rendant impossible pour les individus de se projeter financièrement et dans leurs activités professionnelles ou relationnelles. Contrairement à la notion d’insécurité alimentaire, la précarité alimentaire ne se limite pas à des composantes nutritionnelles et sanitaires, mais constitue un phénomène complexe qui prend en compte des dimensions à la fois économiques, sociales, politiques et culturelles dans la mise en évidence d’inégalités d’accès à l’alimentation. Ces dimensions peuvent relever d’inégalités au niveau individuel (revenus, isolement social, préférences alimentaires…), mais également au niveau territorial liées à des choix politiques d’aménagement du territoire (offre commerciale, offre de mobilité…), et se cumulent à d’autres inégalités, comme par exemple des inégalités en matière de santé.
La distinction entre insécurité alimentaire et précarité alimentaire :
Insécurité alimentaire : Se définit par opposition à la sécurité alimentaire, comme l’impossibilité pour tous et toutes d’avoir une disponibilité et un accès alimentaire stable et suffisant en termes énergétiques pour mener une vie saine et active. Ce terme est plutôt utilisé par les professionnels de santé et les experts des pays du Sud global.
Précarité alimentaire : Ne se limite pas à des composantes nutritionnelles et sanitaires, mais prend en compte des dimensions économiques, sociales, politiques et culturelles dans la mise en évidence d’inégalités d’accès à l’alimentation. Le terme est plutôt mobilisé par les acteurs de l’action sociale et des politiques publiques.
2. Quels sont les publics et les espaces touchés par la précarité alimentaire ?
16 % de la population française en situation de précarité alimentaire en 2023
Une étude conduite en 2023 par le CREDOC estime que 16 % de la population française est touchée par la précarité alimentaire (Bléhaut et Gressier 2023). Cette étude fait état d’une hausse de la précarité alimentaire en France depuis la pandémie de covid 19 et dans le contexte de l’inflation économique actuelle. Elle souligne également l’évolution des publics touchés par la précarité alimentaire. Aux personnes retraitées, aux personnes aux minimas sociaux ou aux faibles revenus et aux familles monoparentales identifiées de longue date comme les publics principalement touchés par la précarité alimentaire, s’ajoutent plus récemment de nouveaux publics comme les femmes ainsi que les étudiant.e.s.
Un phénomène à la fois urbain et rural mais qui se manifeste de façon différenciée
Si les études scientifiques et les réponses politiques ciblent en priorité la précarité alimentaire urbaine, il est important de souligner que la précarité alimentaire touche aussi les espaces ruraux. Les spécificités de la précarité alimentaire en milieu rural sont pour autant mal connues et peu étudiées, en raison d’une faible visibilité statistique et de l’existence de représentations erronées sur le milieu rural. En effet, la proximité des lieux de production alimentaire et l’existence de solidarités locales protègeraient les populations rurales de la précarité alimentaire. Or, les défis pour l’accès à l’alimentation en milieu rural sont nombreux et fortement en lien avec la dispersion géographique, et se caractérisent par exemple par la faible offre commerciale, l’éloignement des lieux de distribution, le coût élevé de la mobilité et la faible offre de transports en commun (De Sousa 2019 ; Delfosse 2019). Ces constats sont valables en Nouvelle-Aquitaine, où l’orientation à l’export de la production agricole combinée à de fortes inégalités dans l’accessibilité aux commerces alimentaires fait que de nombreux territoires cumulent des facteurs de précarité alimentaire, même si celle-ci est mal connue et peu étudiée en particulier dans les territoires ruraux (De Kermel et al. 2022 ; Giustiniani 2023).
3. Quels sont les enjeux que la précarité alimentaire pose à l’échelle des territoires ?
3 enjeux principaux pour lutter contre la précarité alimentaire
Enjeu n°1 : Mesurer la précarité alimentaire. La précarité alimentaire est un phénomène complexe à diagnostiquer. La récolte de données afin d’identifier les publics touchés et de cartographier les espaces marqués par la précarité alimentaire constitue une étape essentielle et primordiale dans l’action conduite par les territoires afin de lutter contre le phénomène. Or, à l’échelle des territoires, peu d’observatoires sont dédiés et outillés pour mesurer la précarité alimentaire. Des outils peuvent être mobilisés pour repérer certains signaux de la précarité alimentaire et identifier des territoires à risque.
Enjeux n°2 : Construire des réponses adaptées à différents niveaux. Face à des enjeux locaux, l’élaboration de solutions adaptées aux situations de précarité alimentaire est nécessaire. L’identification de solutions face à la précarité alimentaire interroge la forme et le type de réponses apportées. De plus, apporter des réponses à la précarité alimentaire interroge la portée temporelle et spatiale de ces réponses, et soulève la question de la transformation des systèmes alimentaires à différents niveaux spatiaux.
Enjeu n°3 : Élaborer une gouvernance des solutions. Mesurer et agir face à la précarité alimentaire requiert d’identifier les acteurs à impliquer à l’échelle des territoires en matière de lutte contre la précarité alimentaire afin d’élaborer des stratégies territoriales adaptées. La précarité alimentaire soulève ainsi des questions de gouvernance des solutions de lutte, afin de coordonner les acteurs et les actions, et de favoriser les coopérations entre structures dédiées.
3 concepts pour penser la lutte contre la précarité alimentaire
La lutte contre la précarité alimentaire interroge la transformation des systèmes alimentaires. 3 concepts peuvent être ainsi mobilisés pour penser des systèmes alimentaires plus durables et résilients :
- La justice alimentaire : Partage équitable des bénéfices et des risques concernant les lieux, les produits et la façon dont la nourriture est produite, transformée, transportée, distribuée, et consommée (Gottlieb et Joshi 2010).
- La démocratie alimentaire : Processus de gouvernance au sein desquels des collectifs de citoyens et de citoyennes décident de leur alimentation en mettant en place les filières d’approvisionnement adaptées et tendent à transformer les systèmes alimentaires vers un modèle agricole et alimentaire choisi, bénéfique pour leur santé (Paturel et Carimentrand, 2018). La démocratie alimentaire repose sur une reprise en main de l’alimentation de façon collective par les citoyens et citoyennes fondée sur : la participation de tous les acteurs des systèmes alimentaires aux choix en matière d’alimentation et le renforcement de la capacité de choix des individus dans leur alimentation (dont les populations les plus précaires), une dimension collective, et la transformation des modèles alimentaires et agricoles vers plus d’équité favorisant une alimentation de qualité.
- Le droit à l’alimentation : Droit d’être à l’abri de la faim en accédant de façon autonome et digne à une alimentation disponible et adéquate, égale pour tous et toutes, et sans discrimination (voir l’entretien avec Magali Ramel réalisé par Martin-Meyer, 2022).
4. Quelles sont les principales réponses apportées face à la précarité alimentaire ?
3 types de réponses identifiées par la littérature scientifique
Différents moyens de lutte contre la précarité alimentaire existent et sont mis en place par les politiques publiques et les acteurs du lien social. La littérature identifie trois principales formes de pratiques de lutte contre la précarité alimentaire (Llobet Estany et al., 2020) :
- Les pratiques traditionnelles relèvent de l’aide alimentaire, et s’inscrivent dans une perspective d’assistance en réponse à une situation d’insécurité alimentaire. Ces pratiques sont porteuses d’une conception nutritionnelle de l’alimentation, et permettent un accès gratuit ou à bas coût aux denrées pour les personnes en situation de précarité économique, à travers par exemple les colis alimentaires.
- Les pratiques nouvelles visent à améliorer la distribution de l’aide alimentaire, en allant au-delà de la vision de l’alimentation comme nécessité biologique, en prenant également en compte les aspects sociaux et culturels de l’alimentation. Ces pratiques visent à valoriser les libertés de choix et la diversité des pratiques alimentaires, et prennent par exemple la forme des chèques alimentaires distribués pour être dépensés dans les commerces. Pour autant, tout comme l’aide alimentaire, ces dispositifs sont accessibles sur la base de critères économiques.
- Les pratiques alternatives reposent quant à elles sur une conception plus holistique et politique de l’alimentation. Elles constituent des initiatives qui visent à renforcer l’autonomie et à reconnaître les capacités des individus à prendre part à la gestion de leur alimentation. Ces approches considèrent la précarité alimentaire comme une problématique publique à intégrer aux politiques et ne limitent pas leur accès aux individus sur la base de critères économiques. Elles prennent par exemple la forme des épiceries sociales et solidaires.
En France, des réponses historiquement centrées autour de l’aide alimentaire
L’analyse des stratégies de lutte contre la précarité alimentaire à l’échelle nationale en France révèle une structuration historique autour de pratiques et d’acteurs dits traditionnels de l’aide alimentaire. D’après la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche du 27 juillet 2010, l’aide alimentaire constitue une aide « ayant pour objet la fourniture de denrées alimentaires aux personnes les plus démunies. Cette aide est apportée tant par l’Union européenne que par l’Etat ou toute autre personne morale ». Cette aide s’est institutionnalisée en France à partir des années 1980 avec la création des banques alimentaires en 1984 et des Restos du Cœur en 1985. Cette aide propose un accès gratuit ou à prix réduits aux denrées alimentaires, et engage une diversité d’acteurs : acteurs historiques dédiés (antennes locales de réseaux de l’aide alimentaire et associations locales dédiées), acteurs de l’action sociale (acteurs généralistes dans le champ de l’action sociale comme les associations de solidarité et les centres communaux d’action sociale), et d’autres acteurs qui pratiquent l’aide alimentaire en complément d’autres activités (comme les centres hospitaliers universitaires…).
Pour autant, le système d’aide alimentaire en France fait aujourd’hui face à de nombreuses limites (voir en particulier Caillavet et al., 2021 et Gomy et al., 2020) . Tout d’abord, des limites contextuelles sont formulées à l’égard de l’aide alimentaire, liées en particulier à la hausse et à l’hétérogénéité grandissante des bénéficiaires, conjuguées à une crise du bénévolat. De plus, la diminution des sources de financement et d’approvisionnement de l’aide alimentaire en lien notamment avec la loi de modernisation de l’agriculture de 2010 qui autorise les grandes surfaces à valoriser leurs invendus, questionne la pérennité du système. Par ailleurs, des critiques structurelles sont également formulées à l’encontre du système d’aide alimentaire. En effet, si l’aide alimentaire peut apparaitre essentielle pour les personnes en situation d’urgence, elle n’est souvent pas transitoire et constitue insuffisamment une porte d’entrée privilégiée vers l’insertion sociale. Le système peut également être perçu comme asymétrique en termes de dignité, et comme proposant des produits alimentaires insuffisamment qualitatifs et peu adaptés aux préférences alimentaires des bénéficiaires.
La mise en place de réponses nouvelles et alternatives : amélioration de l’aide alimentaire et alternatives à l’aide alimentaire classique
Face au constat des limites de l’aide alimentaire classique, de nombreux territoires et de nombreux acteurs expérimentent des innovations soit afin d’améliorer l’aide alimentaire, soit dans le but de répondre à la précarité alimentaire en tâchant de modifier plus profondément le système alimentaire.
- Les innovations visant à améliorer l’aide alimentaire : les acteurs de l’aide alimentaire déploient des innovations en interne pour améliorer le fonctionnement de l’aide alimentaire. C’est le cas en par exemple des Banques Alimentaires qui développent des unités de transformation pour améliorer la qualité des produits et qui s’engagent dans la lutte contre le gaspillage alimentaire. A titre d’exemple, en Nouvelle-Aquitaine, certains territoires ruraux comme c’est le cas du département de la Creuse connaissent une diversification des acteurs de la lutte contre la précarité alimentaire (collectivités, acteurs du monde agricole) et la mise en place de coopérations entre ces acteurs autour de projets visant à renforcer la participation des bénéficiaires dans les décisions et les choix alimentaires (Giustiniani 2023).
- Les expérimentations de sécurité sociale de l’alimentation (SSA) : des acteurs privés issus de la société civile ainsi que certaines collectivités s’engagent aujourd’hui en France dans des démarches alternatives visant à intégrer l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale, tel qu’il a été initié en 1946, avec 3 principes clés : universalité de l’accès, conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement, et financement par la création d’une cotisation sociale à taux unique sur la production réelle de valeur ajoutée. A ce jour, deux expérimentations ont vu le jour en Nouvelle-Aquitaine : l’une à destination de 400 personnes au sein de 4 territoires Girondins, portée par le collectif Acclimat’action, le département de la Gironde et la Ville de Bordeaux, l’autre à destination de 150 étudiant.e.s du campus bordelais, portée par le Crepaq et la Gemme. Des réflexions sont en cours sur d’autres territoires de la région. C’est le cas par exemple dans le Béarn avec le lancement d’une expérimentation à Mourenx, portée par la Confédération Paysanne avec une entrée agricole et système alimentaire local.
Bibliographie
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