La sécurité alimentaire en péril
Antoine de Raymond, sociologue et directeur de recherche à l’INRAE nous rappelle que le spectre des personnes touchées par la précarité alimentaire est en constante augmentation depuis la crise financière de 2008. Ce spectre est aussi plus diffus, car en plus des personnes en grande précarité représentées par le CRPA, le droit d’accéder à l’alimentation est revendiqué par une classe moyenne, que l’on retrouve par exemple lors des mouvements sociaux des Gilets Jaunes de 2018. Il observe également que, souvent, la précarité a un effet “cliquet”, c’est-à-dire qu’une fois entré, on en sort difficilement.
Ces dernières années, le nombre de personnes en situation de précarité alimentaire dans l'ensemble des territoires ruraux et urbains a augmenté. En 2023, c'est près d'un français sur six qui déclarait ne pas manger à sa faim (2). La Nouvelle-Aquitaine est la 8e région la plus pauvre de France et ce sont plus de 200 000 personnes qui y dépendent de l’aide alimentaire pour se nourrir. Pour cause, notre système alimentaire se fragilise sous l'effet conjugué des crises environnementales, sociales et sanitaires. Cette fragilisation impacte directement les agriculteurs, victimes des aléas climatiques ; les ménages modestes et pauvres qui bénéficient de très peu de marge financière face aux crises économiques ; et la santé générale dont le nombre de maladies liées à l’alimentation ne cesse d’augmenter (diabète, obésité, cardiovasculaire, etc.).
Acheter ou ne pas acheter…
Les denrées alimentaires sont aujourd’hui perçues comme de simples marchandises, régies par les dynamiques du marché. Les consommateurs ne disposent que d’un pouvoir au sein de ce système : acheter ou ne pas acheter. Cet acte peut être orienté par différentes motivations : économiser, soutenir, se faire plaisir, prendre soin de sa santé, etc. Le choix n’est pas toujours autonome, il est bien souvent soumis à des facteurs d’influence, par exemple, des tendances, des offres promotionnelles, l’accès du point de vente.
Les publics les plus précaires voient leur statut de consommateur retiré, ne bénéficiant plus de pouvoir d’achat. Le non-choix des denrées consommées s’accompagne souvent d’une perte de dignité et d’un sentiment d’exclusion.
… tel est le pouvoir du consommateur qui en a les moyens
Christian Bauzet, délégué au Conseil Régional des Personnes Accueillies et Accompagnées (CRPA) a “connu la rue” à 76 ans. Il nous raconte son vécu lors du webinaire. Le panier qu’il reçoit de l’association d’aide alimentaire de son secteur est le même chaque semaine : un paquet de pâtes ; une boîte de sardines ; une boite de haricots rouges ; une boîte de flageolets ; une boîte de haricots verts ; une boîte de champignons ; une plaque de beurre ; quatre yaourts ; un paquet de café ; une fois du poulet ou du steak haché ou du poisson. Il n’y a pas de diversité, pas de choix possible, pas de variété.
C’est par l’intermédiaire du travailleur social de l’accueil de jour de Bayonne qu’il découvre le CRPA, une instance participative inter-associative, dédiée aux personnes en situation de précarité, de pauvreté et d’exclusion. Il en devient rapidement l’un des représentants en se faisant élire délégué. L’objectif : (re) donner le moyen d’exister et de s’exprimer aux personnes de l’association pour faire évoluer leur situation.
Les orientations nationales (Programme National pour l’Alimentation), déclinées à l’échelle régionale (Pacte Alimentaire N-A), convergent vers l’objectif d’une alimentation saine et durable pour toutes et tous. C’est pour atteinte cet objectif que les acteurs locaux s’activent. Mettre en place des actions efficaces demande de connaître les besoins du territoire de projet. C’est pourquoi, intégrer la parole des personnes auxquelles s’adressent ces actions dans les réflexions du projet apparaît comme un atout à plusieurs égars : gain de temps pour l’ingénierie de projet sur le long terme, meilleure compréhension de l’action par le public cible, meilleure mobilisation des parties prenantes, mutualisation des moyens, visibilité de l’impact de l’action sur le public cible.
Démocratie alimentaire et participation citoyenne vont de pairs
De la théorie…
Ce contexte met en lumière toute la pertinence du concept de démocratie alimentaire. Cette notion émerge comme une réponse aux limites d’un système alimentaire où le consommateur ne peut s’exprimer qu’à travers ses choix d’achat, lorsqu’il le peut. Elle propose une réappropriation collective de notre alimentation, favorisant l'implication des citoyens et des acteurs locaux dans la manière de produire, transformer et consommer.
Pour s’exercer, la démocratie alimentaire repose sur l’implication des citoyens dans la gouvernance des systèmes alimentaires, c’est-à-dire dans les instances de prises de décisions, sans oublier les plus isolés et les plus précaires. Le CESER, dans son rapport sur la pauvreté en Nouvelle-Aquitaine, préconise de promouvoir le pouvoir d’agir des personnes en situation de pauvreté en encourageant les structures de démocratie locale à leur faire une place, par exemple au sein des conseils de développement locaux.
… à la pratique
Les personnes en situation de précarité alimentaire manquent de moyens pour pouvoir se mobiliser. Pour certaines, comme nous le raconte Christian Bauzet, l’envie de se rapprocher de la société n’existe plus. Elles vivent en marge, sans papiers, dormant dans des lieux qu’elles se sont dénichées, et dépendant pour le reste de ce que leurs donnent les passants. Pour d’autres, plus que la volonté, ce sont des faiblessesphysiques, économiques et de perception de soi qui freinent l’action. Christian Bauzet nous dit aussi que “ce qui manque, c’est l’opportunité de s’exprimer, demander aux personnes concernées c’est ce qui permet d’avancer, mais encore faut-il les interroger”.
Les Resto du Cœur, association d’accompagnement aux plus démunis, en activité depuis 1985, portent une attention particulière à l’intégration des personnes accueillies dans le dispositif d’aide. À ce jour, aucune personne en situation de précarité ne fait partie de la gouvernance, mais cela fait partie du projet de l’association. Néanmoins, 10% à 15% des bénévoles par département sont eux-mêmes des personnes accueillies. Leur intégration est facilitée par de nombreux efforts, comme la convivialité des espaces, et la formation des bénévoles non précaires à la non-stigmatisation. Une enquête de l’Observatoire des Restos du Cœur a permis de montrer l’utilité sociale de l’association pour les personnes accueillies.
En Gironde, dans le cadre du projet d’expérimentation d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA), a été mis en place un parcours d’engagement vers la démocratie alimentaire (pour en savoir plus). C’est un dispositif de mobilisation citoyenne conçu pour l’élaboration de la charte de conventionnement de la SSA suite à la montée en compétence des participants. Ce sont 40 citoyens, issus de quatres communes girondines à caractères ruraux et urbains, qui se sont mobilisés de janvier à juin 2024. Dans le panel de citoyens une attention particulière a été portée sur la représentation des personnes vulnérables. Antoine De Raymond a identifié plusieurs défis à relever :
- faire en sorte que les personnes s’investissent de façon régulière et sur la durée ;
- permettre à tous de s’exprimer de façon égale au sein des instances de parole.
Tout cela doit être pensé et anticipé lorsqu’un projet de participation citoyenne est initié afin que la parole de toutes et tous soit entendue, et d’éviter toute exclusion.
Participer, c’est en avoir l’opportunité et les moyens
Qu’est-ce qui facilite la participation des personnes concernées ? Christian Bauzet répond simplement que ce qui libère la parole c’est de donner une place. Le CRPA est une instance qui représente les personnes vulnérables. Des délégués sont présents : à Sainte-Foy-la-Grande (33), Hendaye (64), Bayonne (64), Bordeaux (33), Cognac (33). Christian Bauzet invite collectivités et acteurs de la précarité alimentaire à les mobiliser, ce sont des représentants volontaires et élus pour représenter les membres de l’association.
Les Restos du Coeur utilisent plusieurs moyens pour recueillir la parole des personnes accueillies. Par exemple, ils mènent des campagnes de dégustation avant de lancer leurs appels d’offres. Ils proposent aux personnes accueillies de tester leur satisfaction vis-à-vis de la qualité des produits alimentaires qui pourraient être retenus. Une fois par an, une enquête de satisfaction est envoyée à l’ensemble des personnes accueillies pour faire évoluer la gamme de produits proposés. D’autres espaces d’expression et de participation à l’orientation des actions de l’association existent : les comités sociaux des structures d’hébergement, les comités des personnes accueillies au sein de l’organisme de formation les Tremplins du Cœur.
Donner la possibilité et les espaces pour s’exprimer aux personnes concernées, ne suffit pas. Il faut que ces personnes aient les moyens de prendre la parole. C’est pourquoi, dans le cas du parcours d’engagement de la SSA girondine, les citoyens ont bénéficié d’une formation pour la prise de parole en public. Tout au long du parcours, des animateurs étaient mobilisés sur les ateliers pour veiller au cadre : répartition de la parole, bonne formulation des questions posées. Le contenu proposé lors des ateliers a permis la montée en compétence des participants sur les sujets d’alimentation (pour en savoir plus).
C’est également sur ce principe que fonctionnent les séances plénières organisées par le CRPA. Régulièrement, l’association propose des rencontres à l’ensemble de ses membres pour aborder une problématique choisie. Lors de ces plénières qui rassemblent 50 personnes (⅓ de professionnels et ⅔ de personnes accueillies), interviennent des professionnels et experts en lien avec le sujet du jour. L’après-midi se poursuivent les échanges autour d’ateliers. L’objectif de ces ateliers est de produire des préconisations qui sont adressées aux instances politiques régionales et nationales.
Retrouvez ci-dessous le compte rendu de la plénière "Alimentation et santé", du Comité Départemental des Personnes Accueillies et Accompagnées de la Vienne (CDPA 86) qui s'est déroulé le 11 mars 2025.
Les collectivités territoriales comme facilitatrices voir parties prenantes des actions de démocratie participative
Les Restos du Cœur travaillent de façon rapprochée avec les communes. Celles-ci jouent un rôle crucial en mettant à disposition des locaux et du matériel adaptés. A d’autres échelles aujourd’hui, seuls trois Projets Alimentaires de Territoires (PAT) néo-aquitains travaillent avec les Restos du Cœurau déploiement d’actions. Les différentes antennes de l’association doivent encore se familiariser avec cette approche territoriale en s’acculturant sur lesPAT. L’objectif est de participer au déploiement de ces projets au travers de l’axe social des PAT
Le projet de SSA girondine est quant à lui né de la rencontre entre le collectif citoyen et associatif Acclimat’Action et le département de la Gironde qui souhaitait se lancer dans une expérimentation. Le travail avec les collectivités territoriales donne de l’ampleur, de la visibilité à un projet comme celui-ci. Un comité d’action stratégique a été constitué pour déployer le dispositif d’expérimentation mettant autour de la table et à part égale : les représentants des collectivités, les citoyens, les membres de l’association, etc. Certaines des communes ont également contribué à l’animation des ateliers du parcours d’engagement en mettant à disposition de l’ingénierie.
Le CRPA quant à lui tend à se déployer à l’échelle locale en constituant des conseils départementaux (CDPA). Le premier constitué est celui du département de la Vienne (86). Son objectif est ainsi de décliner les séances plénières proposées par et pour les personnes accueillies et accompagnées, à l’échelle des départements pour faire entendre les préconisations qui en ressortent. La mise en place d’un CDPA demande la sollicitation financière de la DEETS pour soutenir l’action des personnes accueillies et accompagnées. Si vous êtes intéressés par la création d’un CDPA et souhaitez en savoir plus contactez l’équipe du CRPA ici.
Pour aller plus loin
L’Observatoire des Restos du Coeurs sur lequel vous retrouverez l’ensemble des enquêtes et rapports sur les activités de l’association.
Acclimat’Action. 2024. Des Parcours d’Engagement vers une démocratie alimentaire : première étape d’une expérimentation de caisse commune de l’alimentation en Gironde
M. Louis CANTUEL. 2024. Faut-il en finir avec l'aide alimentaire ? - Fondation Jean-Jaurès
PQN-A. Démocratie alimentaire : frein ou levier au passage à l’action du Projet Alimentaire de Territoire ?. 2024. https://pqn-a.fr/fr/ressources/analyses/democratie-alimentaire-frein-levier-pat
Territoires de Démocratie Alimentaire et ANPP. 2024. Pour des territoires de démocratie alimentaire : guide méthodologique pour co-construire un PAT
L’espace publication de la Fédération des acteurs de la solidarité de Nouvelle-Aquitaine, sur lequel vous retrouverez l’ensemble des rapports et des publications qui concernent les actions du CRPA.
Le site de la DREETS Nouvelle-Aquitaine, vous y retrouverez l’actualité et les aides en cours pour soutenir l’action d’aide alimentaire.
Les ressources de la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté (DIPLP) :
Le Manifeste pour une gouvernance partagée, par Hinda Bennour, pour l’Association Les minots de Saint Charles. Hinda Bennour, engagée aux côtés des habitants et des parents du quartier du Racati à Marseille, prend la parole pour défendre la place des associations locales et des habitants impliqués dans les dispositifs de décision politique.
Le livret d’inclusion et de faire ensemble, produit par le collectif la cloche. Cette association agit depuis 10 ans contre l'exclusion des personnes en grande précarité en favorisant le faire ensemble et le pouvoir d'agir des personnes concernées. Ils sont présents dans 36 villes en France avec des antennes dans 9 territoires(Ile-de -France, Lille, Rennes, Bordeaux, Nantes, Toulouse, Marseille, Lyon et Strasbourg). Pour aller plus loin, le collectif propose un accompagnement à l'inclusion et au faire ensemble ponctuel ou sur le long terme. Si vous êtes intéressés pour être accompagné afin de donner plus de pouvoir d'agir aux personnes concernées que vous accompagnez :ontactez La cloche à l'adresse suivante : contact@lacloche.org
Références
(1) ALARCON Margaux et PQN-A. 2024. “Précarité et solidarité alimentaires en Nouvelle-Aquitaine : quels questionnements et pistes d’actions par les acteurs des territoires ?”
(2) CREDOC. 2023. En forte hausse, la précarité alimentaire s’ajoute à d’autres fragilités.
Pourquoi ce cycle ?
En cohérence avec son action de centre de ressources, PQN-A est financé par la DREETS dans le cadre du programme Mieux Manger Pour Tous pour accompagner les membres du réseau démarches alimentaires de territoire à structurer leur action en faveur d’un système alimentaire plus durable, juste et accessible. Ce cycle comprend une série de trois webinaires, des publications, et une rencontre et vise à inspirer, outiller et fédérer les acteurs locaux autour d’actions concrètes.